Par Fanny Utiger
Femme non-rééducable / De Stefano Massini / traduction Pietro Pizzuti / mise en scène Dominique de Rivaz / Théâtre des Osses / du 14 au 24 avril 2016 / plus d’infos
La vie d’Anna Politkovskaïa, femme non rééducable, est représentée et contée sur scène. Ce « mémorandum théâtral » rend hommage et justice au destin d’une journaliste engagée tout entière pour la liberté.
Dans une Russie autoritaire et corrompue, ou en Tchétchénie, « terre de personne », Anna Politkovskaïa, journaliste militante, se bat pour les droits de l’Homme. Dans ces pays qui les bâclent, elle fait de sa plume sa seule arme, et montre au monde autant qu’elle le peut une réalité que l’on tente de camoufler. Des différents écrits d’Anna, articles, mémoires ou lettres, Stefano Massini a fait le texte d’une pièce qui retrace pour plus d’une heure une vie engagée, et avortée : celle d’une femme à « éradiquer », car non rééducable.
Chacun a probablement entendu parler une fois dans sa vie d’une grand reporter russe, cruellement assassinée pour la seule raison qu’elle a fait son métier correctement, sans rejoindre l’immense majorité de ses confrères qui œuvrent au service de la propagande d’Etat. D’une figure qui, après s’être démenée pour la défense des libertés, s’est ajoutée à une liste trop longue de journalistes mystérieusement exécutés dans la Russie de Poutine. Femme non-rééducable fait découvrir ses pensées, ses réflexions, décrit son incessant combat, martèle son nom, qu’on n’oubliera plus.
Sur un plateau presque vide, une comédienne endosse le rôle double, aux frontières brouillées, d’une narratrice et du personnage d’Anna Politkovskaïa. Parfois même elles se scindent, et l’on ne saurait dire laquelle d’entre elles s’offusque le plus de ce qu’elle conte. Cette actrice à l’accent familier porte-t-elle une Anna disparue dans un monde qu’elle n’aurait pu voir, pour qu’elle y constate que rien n’a changé depuis qu’elle l’a quitté ? Son incompréhension face à la banalité de la violence humaine est aussi la nôtre. Ce qu’elle affronte à l’Est ne s’est pas encore amélioré aujourd’hui, la prise d’otage du théâtre de Moscou de 2002, quoique les conditions fussent bien différentes, rappelle trop les événements de novembre 2015 à Paris, et puis l’horreur de Grozny est le quotidien d’une bonne partie du globe…
Au sein de la sanglante opposition entre occupant russe et forces rebelles tchétchènes, on a demandé à Anna de prendre position. Mais elle ne peut ni ne veut choisir de camp. On lui rappelle qu’il est question de faire preuve de bon sens, mais elle refuse de cautionner quelque violence que ce soit. Elle ne se bat pas au sein de cette guerre, elle veut la combattre dans son entier. Son bon sens conjure la violence.
Un escalier trône sur la scène. Sa rambarde en fer forgé le borde d’abord, protège qui monte ou descend les marches. Cet escalier, au fil du temps, tourne sur lui même. Au quart de son chemin, il est face au public, et l’on se rend compte qu’il est réduit de moitié, coupé en son centre. Il n’est pas haut mais le vide à sa droite est vertigineux. Le parcours se poursuit. Les applaudissements se feront bientôt entendre quand l’escalier se retrouvera retourné. Sur sa coupe, des inscriptions, le visage d’Anna que l’on devine, des dates clandestinement taguées. La rambarde ne se voit plus, jusqu’à ce qu’elle soit garnie de roses.
C’est au pied de son escalier, alors qu’elle y montait ses courses, qu’Anna Politkovskaïa a été abattue. On a interrompu sa vie à sa moitié ; on a fini par la faire taire, à défaut d’avoir pu l’éduquer. Or sa voix raisonne encore. La pièce de Massini fait ainsi devoir de mémoire, nécessaire. De peu de choses, elle sait transporter qui la regarde, ou l’écoute seulement, dans le quotidien d’une femme exceptionnelle. Mais elle rappelle, surtout, que sa situation ne fut, et n’est toujours pas une exception.