Femme non-rééducable
De Stefano Massini / traduction Pietro Pizzuti / mise en scène Dominique de Rivaz / Théâtre des Osses / du 14 au 24 avril 2016 / Critiques par Camille Logoz et Fanny Utiger.
14 avril 2016
Par Camille Logoz
La force de l’écrit
Dominique de Rivaz et Dominique Bourquin se saisissent du texte de Stefano Massini pour donner corps et voix à la figure d’Anna Politkovskaïa, militante et reporter russe ayant couvert la guerre de Tchétchénie sans demi-mots, avec la volonté de révéler l’atrocité du conflit et la souffrance des populations.
La matière du texte est fournie par les carnets, articles, mémoires etc. de la vraie Anna Politkovskaïa, que l’auteur a ensuite combinés et tissés pour former un recueil de voix et de perspectives sur le travail de cette journaliste ainsi que sur le conflit russo-tchétchène. De ce montage résulte un texte fort et solide comme le regard de la journaliste campée par Dominique Bourquin, refondu en français par le traducteur Pietro Pizzuti. Derrière cette figure dont on cerne la lutte et le travail poursuivi sur toute une vie, on devine certains contours de la personne ordinaire, à qui il incombe de rassurer ses enfants, chercher à manger, ou qui se prend presque de compassion pour un jeune soldat russe qui ne voit en ses crimes qu’un moyen honnête de gagner son pain.
Cette figure s’incarne dans le monologue interprété par Dominique Bourquin, avec un équilibre très sensiblement maintenu entre établissement des faits, compte-rendu et état de souffrance. Équilibre ébranlé quand la diction et les regards parfaitement maîtrisés prennent des accents de colère et d’indignation, qui prennent le pas sur la tristesse profonde et l’engagement irréversible que dégage le personnage mis en scène. Dans ce jeu subtil, l’actrice n’est entourée que d’une cage d’escalier, à moitié en ruines, qui ne mène à aucun palier, et d’un tabouret, dont les quatre pieds en ferraille imposants semblent vouloir ancrer et asseoir le personnage dans une historicité où elle-même peine à s’orienter. La lumière provenant des spots ou du néon accroché à la rampe de l’escalier structure la scène, crée les espaces où va se placer l’interprète, encadre la parole.
À travers cette mise en scène simple de la confrontation et du dépouillement, les spectatrices et spectateurs sont captivés par le récit et ses mots impactants, pris à partie par l’humanité fière et forte qui se dégage de cette figure intransigeante et déterminée. Se pose la question de la forme et de la perspective de ce théâtre : à quoi assiste-t-on ? Certainement à l’évolution d’un texte, au chemin parcouru depuis le recueillement de propos, modulés par une esthétique de la mise à nu et de la révélation propre au travail journalistique de Politkovskaïa, mis en forme pour le « mémorandum théâtral » de Massini et retravaillés par Dominique de Rivaz pour sa mise en scène du texte. Il s’agit certainement d’un théâtre engagé, d’une pièce qui prend sur soi de livrer de l’information politique au même titre que les articles de Politkovskaïa, d’un hommage clair au travail de cette dernière, mais surtout d’une performance qui laisse libre cours au déploiement de la violence, et qui révèle toute la force brute de l’écrit et du texte.
14 avril 2016
Par Camille Logoz
14 avril 2016
Par Fanny Utiger
« Le sang, la neige. »
La vie d’Anna Politkovskaïa, femme non rééducable, est représentée et contée sur scène. Ce « mémorandum théâtral » rend hommage et justice au destin d’une journaliste engagée tout entière pour la liberté.
Dans une Russie autoritaire et corrompue, ou en Tchétchénie, « terre de personne », Anna Politkovskaïa, journaliste militante, se bat pour les droits de l’Homme. Dans ces pays qui les bâclent, elle fait de sa plume sa seule arme, et montre au monde autant qu’elle le peut une réalité que l’on tente de camoufler. Des différents écrits d’Anna, articles, mémoires ou lettres, Stefano Massini a fait le texte d’une pièce qui retrace pour plus d’une heure une vie engagée, et avortée : celle d’une femme à « éradiquer », car non rééducable.
Chacun a probablement entendu parler une fois dans sa vie d’une grand reporter russe, cruellement assassinée pour la seule raison qu’elle a fait son métier correctement, sans rejoindre l’immense majorité de ses confrères qui œuvrent au service de la propagande d’Etat. D’une figure qui, après s’être démenée pour la défense des libertés, s’est ajoutée à une liste trop longue de journalistes mystérieusement exécutés dans la Russie de Poutine. Femme non-rééducable fait découvrir ses pensées, ses réflexions, décrit son incessant combat, martèle son nom, qu’on n’oubliera plus.
Sur un plateau presque vide, une comédienne endosse le rôle double, aux frontières brouillées, d’une narratrice et du personnage d’Anna Politkovskaïa. Parfois même elles se scindent, et l’on ne saurait dire laquelle d’entre elles s’offusque le plus de ce qu’elle conte. Cette actrice à l’accent familier porte-t-elle une Anna disparue dans un monde qu’elle n’aurait pu voir, pour qu’elle y constate que rien n’a changé depuis qu’elle l’a quitté ? Son incompréhension face à la banalité de la violence humaine est aussi la nôtre. Ce qu’elle affronte à l’Est ne s’est pas encore amélioré aujourd’hui, la prise d’otage du théâtre de Moscou de 2002, quoique les conditions fussent bien différentes, rappelle trop les événements de novembre 2015 à Paris, et puis l’horreur de Grozny est le quotidien d’une bonne partie du globe…
Au sein de la sanglante opposition entre occupant russe et forces rebelles tchétchènes, on a demandé à Anna de prendre position. Mais elle ne peut ni ne veut choisir de camp. On lui rappelle qu’il est question de faire preuve de bon sens, mais elle refuse de cautionner quelque violence que ce soit. Elle ne se bat pas au sein de cette guerre, elle veut la combattre dans son entier. Son bon sens conjure la violence.
Un escalier trône sur la scène. Sa rambarde en fer forgé le borde d’abord, protège qui monte ou descend les marches. Cet escalier, au fil du temps, tourne sur lui même. Au quart de son chemin, il est face au public, et l’on se rend compte qu’il est réduit de moitié, coupé en son centre. Il n’est pas haut mais le vide à sa droite est vertigineux. Le parcours se poursuit. Les applaudissements se feront bientôt entendre quand l’escalier se retrouvera retourné. Sur sa coupe, des inscriptions, le visage d’Anna que l’on devine, des dates clandestinement taguées. La rambarde ne se voit plus, jusqu’à ce qu’elle soit garnie de roses.
C’est au pied de son escalier, alors qu’elle y montait ses courses, qu’Anna Politkovskaïa a été abattue. On a interrompu sa vie à sa moitié ; on a fini par la faire taire, à défaut d’avoir pu l’éduquer. Or sa voix raisonne encore. La pièce de Massini fait ainsi devoir de mémoire, nécessaire. De peu de choses, elle sait transporter qui la regarde, ou l’écoute seulement, dans le quotidien d’une femme exceptionnelle. Mais elle rappelle, surtout, que sa situation ne fut, et n’est toujours pas une exception.
14 avril 2016
Par Fanny Utiger