Nous sommes repus mais pas repentis
À partir de Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard / mise en scène Séverine Chavrier / Théâtre de Vidy / du 9 au 20 mars 2016 / Critiques par Julia Cela et Camille Logoz.
9 mars 2016
Par Julia Cela
Je déteste Wagner
De retour de l’asile psychiatrique Steinhof, Ludwig Wittgenstein partage un premier repas avec ses sœurs dans la maison familiale. Nous sommes repus mais pas repentis est un spectacle qui nous immerge dans une expérience esthétique élégante et brutale et nous fait entendre avec brio le texte de Thomas Bernhard.
En regardant le plateau, on s’imagine une boîte à musique. C’est à la fois un bel objet et une délicate architecture, dont les éléments sont pensés pour fonctionner ensemble et produire du son. L’intérieur de la salle à manger des Wittgenstein est soigné, d’une belle facture. Les meubles et le piano, les verres et la porcelaine s’agencent en une image au faste un peu passé. Des micros, cachés dans le mobilier, permettent à chacun des éléments de devenir un organe de la boîte à musique. Les sons sont tous amplifiés ; la salle est comme hypersonorisée. Les respirations sont bruyantes et rythmées. On écrase consciencieusement des monceaux de vaisselle brisée. En ornement, des oiseaux qui pépient, des chiens qui grognent. Les prises de parole se superposent ou s’opposent à l’ensemble, comme le chant et l’orchestre s’articulent pour créer l’air d’opéra.
Dans cette boîte sont confinés un philosophe, Ludwig Wittgenstein, et ses deux sœurs, comédiennes. Ludwig, depuis la salle à manger de la maison de ses parents, crie à ses deux sœurs qu’il déteste Wagner. Que Wagner, c’est l’arrivée du théâtre dans la musique, maudite théâtrocratie. Il ponctue son propos de coups de poing sur la table qui résonnent comme une ligne de basse. Les comédiens actionnent les différentes pièces du décor devenu instrument de musique pour faire s’étendre leur texte au-delà de la parole. L’entrée en scène, la prise de parole, les disputes, les émotions, les silences de leur personnage deviennent des motifs sonores à l’esthétique violente et subtile. Le texte n’est plus qu’une partie de l’ensemble et la narration est comme déléguée au sonore. Les comédiens jouent de leurs répliques. C’est la musique comme matière du théâtral, comme pour abolir le temps d’une représentation la théâtrocratie, et élever la pièce au statut du musical.
Nous sommes repus mais pas repentis donne l’impression d’un théâtral amplifié, où l’intensité de l’univers sonore exacerbe les autres sens. Par moments, Ludwig se saisit d’une caméra et filme des détails de la pièce qui sont projetés sur les murs. Soudain, c’est comme si on regardait à l’aide d’une lunette grossissante. Des odeurs entêtantes de soupe, de cigarette ou de bière nous montent aux narines. Nous voilà confinés dans la pièce avec la fratrie aux traits grossis par les sons. On s’imagine notre immersion à l’image de celle de Ludwig de retour dans la maison familiale, où tous les objets sont appesantis par le souvenir, où tout dans l’environnement est un signe rendu ultra-sensible, ultra-perceptible par le passé qui l’anime. Les relations de la fratrie n’échappent pas au dispositif. Les trois personnages ne composent jamais un tout ; trois signifie toujours deux contre un. Les interactions sont imprégnées de cruautés acides, bassesses faciles, complicité désabusée. Extravagants, égoïstes, intelligents et hauts en couleur, ils s’entrechoquent et s’empoisonnent, dans un fracas qui frappe le spectateur de plein fouet. Un spectacle où tout résonne. À l’intérieur de la boîte à musique, les notes douces deviennent assourdissantes.
9 mars 2016
Par Julia Cela
9 mars 2016
Par Camille Logoz
Je déteste Wagner
Séverine Chavrier monte à Vidy sa version de Déjeuner chez Wittgenstein. Ce texte de Thomas Bernhard met en scène le retour à la maison du philosophe pour un repas de famille après un séjour à Steinhof, hôpital psychiatrique aux abords de Vienne. Un spectacle saturé, entre farce et maladie, qui se nourrit des travers exacerbés de ses personnages pour créer un huis clos oppressant.
Le spectacle est structuré par les vagues de colère qui emportent Ludwig, le philosophe interné, et par des plages d’accalmie. Pendant plus de deux heures, on assiste à ce déjeuner familial, qui ne vient d’abord pas, puis qui met une éternité à être consommé – à la grande frustration des trois personnages, Ludwig et ses sœurs Carmen et Electra, actrices. Le rituel du repas est entrecoupé par des réminiscences évidemment traumatiques de l’Autriche en guerre, qui prennent possession des protagonistes.
C’est dans ce rythme éprouvant, pesant, dans un univers sonore assourdissant que prend place le spectacle. Le silence n’est jamais fait. Grâce aux micros dont sont munis les comédiens, on entend toujours au moins leur respiration saccadée. De la musique classique est jouée la plupart du temps, lissant le stress occasionné par les montées en tension des trois personnages. Tout fait énormément de bruit : le volume est à fond, les personnages hurlent, les débris de vaisselle qui jonchent le sol crissent sous les bottes des acteurs. Régulièrement, le trivial fait irruption dans le pathos de cette fratrie étouffant dans son propre univers. Les sœurs actrices et le philosophe rechutent alors dans la bouffonnerie. On les surprend à tenter d’appliquer leurs concepts philosophiques et artistiques à la nourriture, pourtant excessivement matérielle et empirique.
La folie imputée à Ludwig est partagée entre tous. Incontrôlables, imprévisibles, les trois personnages incarnent tous les comportements liés à celle-ci. Il y a l’hystérie, les grognements, la surprotection ; la résignation, l’énervement, la patience excessive. Tous sont tout aussi dépendants les uns des autres, tous sont des assistés. Leur médiocrité contraste avec le nom de Wittgenstein, dont les écrits sont aujourd’hui renommés.
Les rôles des personnages, avant d’être le fait de la structure théâtrale, sont d’abord distribués au sein de la famille et des rapports caricaturaux, entre amour et haine, que partagent les frères et sœurs. Plus ces derniers s’assignent des places au gré de leurs dialogues, plus ils s’y retranchent, excluant le changement qu’ils appellent de leurs vœux. Cette incapacité à réagir devient évidente dans la dernière scène, avec l’échec de cette tentative de réorganisation de l’espace qui se limite au déplacement de quelques meubles.
Les personnages restent donc enfermés dans leur rôle, comme ils sont enfermés dans leur demeure. Ce cloisonnement est révélé par le tableau mélancolique représentant l’extérieur en arrière-plan, et par les nombreux arrêts sur image figeant les personnages en pleine action. La vaisselle abondante – vaisselle brisée qui recouvre le sol, vaisselle empilée sur la table, vaisselle rangée dans le buffet – renvoie elle aussi à cette domesticité de laquelle on ne parvient pas à s’échapper. Elle fait obstacle aux désirs et projets des personnages, toujours obligés de tendre la main pour attraper des objets à l’autre bout de la table, de se relever pour aller chercher ceux qui leur manquent, de les transporter sans cesse pour les débarrasser. Les micros employés impliquent une dissociation du corps – lointain du public – et de la voix – proche, intime, à la manière des films muets doublés en direct. Les personnages ressemblent ainsi à des pantins, marionnettes de leur propre histoire, acteurs de leur propre drame, caricatures d’eux-mêmes.
Ce nivellement des rôles, ceux de la structure familiale et ceux de la structure théâtrale, cette représentation de soi entre scène intime et scène publique, donne son épaisseur à ce spectacle excessif, bruyant et tourmenté, toujours à la limite de l’exagération.
9 mars 2016
Par Camille Logoz