Fiasco sous haute tension

Par Camille Logoz

Nous sommes repus mais pas repentis / à partir de Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard / mise en scène Séverine Chavrier / Théâtre de Vidy / du 9 au 20 mars 2016 / plus d’infos

©Samuel Rubio
©Samuel Rubio

Séverine Chavrier monte à Vidy sa version de Déjeuner chez Wittgenstein. Ce texte de Thomas Bernhard met en scène le retour à la maison du philosophe pour un repas de famille après un séjour à Steinhof, hôpital psychiatrique aux abords de Vienne. Un spectacle saturé, entre farce et maladie, qui se nourrit des travers exacerbés de ses personnages pour créer un huis clos oppressant.

Le spectacle est structuré par les vagues de colère qui emportent Ludwig, le philosophe interné, et par des plages d’accalmie. Pendant plus de deux heures, on assiste à ce déjeuner familial, qui ne vient d’abord pas, puis qui met une éternité à être consommé – à la grande frustration des trois personnages, Ludwig et ses sœurs Carmen et Electra, actrices. Le rituel du repas est entrecoupé par des réminiscences évidemment traumatiques de l’Autriche en guerre, qui prennent possession des protagonistes.

C’est dans ce rythme éprouvant, pesant, dans un univers sonore assourdissant que prend place le spectacle. Le silence n’est jamais fait. Grâce aux micros dont sont munis les comédiens, on entend toujours au moins leur respiration saccadée. De la musique classique est jouée la plupart du temps, lissant le stress occasionné par les montées en tension des trois personnages. Tout fait énormément de bruit : le volume est à fond, les personnages hurlent, les débris de vaisselle qui jonchent le sol crissent sous les bottes des acteurs. Régulièrement, le trivial fait irruption dans le pathos de cette fratrie étouffant dans son propre univers. Les sœurs actrices et le philosophe rechutent alors dans la bouffonnerie. On les surprend à tenter d’appliquer leurs concepts philosophiques et artistiques à la nourriture, pourtant excessivement matérielle et empirique.

La folie imputée à Ludwig est partagée entre tous. Incontrôlables, imprévisibles, les trois personnages incarnent tous les comportements liés à celle-ci. Il y a l’hystérie, les grognements, la surprotection ; la résignation, l’énervement, la patience excessive. Tous sont tout aussi dépendants les uns des autres, tous sont des assistés. Leur médiocrité contraste avec le nom de Wittgenstein, dont les écrits sont aujourd’hui renommés.

Les rôles des personnages, avant d’être le fait de la structure théâtrale, sont d’abord distribués au sein de la famille et des rapports caricaturaux, entre amour et haine, que partagent les frères et sœurs. Plus ces derniers s’assignent des places au gré de leurs dialogues, plus ils s’y retranchent, excluant le changement qu’ils appellent de leurs vœux. Cette incapacité à réagir devient évidente dans la dernière scène, avec l’échec de cette tentative de réorganisation de l’espace qui se limite au déplacement de quelques meubles.

Les personnages restent donc enfermés dans leur rôle, comme ils sont enfermés dans leur demeure. Ce cloisonnement est révélé par le tableau mélancolique représentant l’extérieur en arrière-plan, et par les nombreux arrêts sur image figeant les personnages en pleine action. La vaisselle abondante – vaisselle brisée qui recouvre le sol, vaisselle empilée sur la table, vaisselle rangée dans le buffet – renvoie elle aussi à cette domesticité de laquelle on ne parvient pas à s’échapper. Elle fait obstacle aux désirs et projets des personnages, toujours obligés de tendre la main pour attraper des objets à l’autre bout de la table, de se relever pour aller chercher ceux qui leur manquent, de les transporter sans cesse pour les débarrasser. Les micros employés impliquent une dissociation du corps – lointain du public – et de la voix – proche, intime, à la manière des films muets doublés en direct. Les personnages ressemblent ainsi à des pantins, marionnettes de leur propre histoire, acteurs de leur propre drame, caricatures d’eux-mêmes.

Ce nivellement des rôles, ceux de la structure familiale et ceux de la structure théâtrale, cette représentation de soi entre scène intime et scène publique, donne son épaisseur à ce spectacle excessif, bruyant et tourmenté, toujours à la limite de l’exagération.