Par Waqas Mirza
La Mouette / d’Anton Tchekhov / mise en scène Thomas Ostermeier / Théâtre de Vidy / du 26 février au 13 mars 2016 / plus d’infos
Quand Ostermeier met en scène La Mouette d’Anton Tchekhov au théâtre de Vidy, c’est l’occasion de retrouvailles fructueuses. Réunion de connaisseurs: d’abord, celle d’un metteur en scène avec une troupe francophone qu’il a dirigée dans Les Revenants en 2013; ensuite, celle d’une actrice, Valérie Dréville, qui joue le rôle d’Irina, la mère, artiste reconnue, vingt ans après avoir endossé le rôle de Nina, la jeune comédienne en devenir.
« Qui ici apprécie le théâtre contemporain ? » lance Konstantin Treplev, en ouverture d’une Mouette remaniée. Silence absolu dans la salle vidyenne, qui affiche déjà complet de nombreux soirs pour la dernière production du metteur en scène berlinois. Seule une spectatrice intrépide ose lever la main. S’instaure ainsi un climat propice à faire sentir au public d’aujourd’hui le débat esthétique qui oppose, dans la fiction, les classicistes et les avant-gardistes, préparant la représentation résolument contemporaine qui y sera montée par Treplev.
Un micro et une poutre en bois, à laquelle sera attachée Nina. Ce décor minimaliste est accompagné d’un texte obscur : « Hommes, lions, aigles et perdrix, cerfs cornus, poissons silencieux, habitants de l’eau, etc. », que l’on décèle à travers une basse assourdissante. Konstantin monte sur une échelle, et dépèce un bouc suspendu au-dessus de sa muse-amante ; le sang coule à flots. Crispés, les spectateurs se redressent gentiment et regrettent le ton comique introductif, cette connivence surprenante établie par les personnages. Puis l’humour est de retour, mais il n’est pas relancé par Treplev, qui en est plutôt la victime. Sa mère a difficilement supporté la pièce, « incompréhensible » d’après elle. Elle préfère largement l’art classique, école dans laquelle elle développe avec succès son talent, domaine dans lequel elle puise son compagnon actuel, un écrivain aussi célèbre que discret. Et voici que l’autre nœud essentiel de l’intrigue se trouve naturellement introduit : les relations, familiales et amoureuses, avec tous les non-dits qui rongent petit à petit les liens interpersonnels.
Konstantin veut épater sa mère tout en révolutionnant le monde du théâtre. Dans sa lutte, il embarque même son amoureuse. Mais celle-ci s’entiche de l’amant d’Irina, Trigorine, dont elle connaît les livres par cœur. Sans oublier Macha, au visage marqué par les traits de la dépression : elle aime Konstantin, dont elle admire véritablement le talent artistique, mais en épousera un autre. Ce n’est donc pas étonnant que les meilleurs moments mettent en scène des duos de personnages en variant sur le motif de la révélation. Complicité timide lorsque Nina tente de retenir Trigorine avec un éloge admiratif de son écriture. Tension explosive quand Irina et son fils se jettent mutuellement des reproches sanglants au beau milieu d’une scène de tendresse maternelle. Mélancolie empreinte d’ironie à la vue de Macha qui s’enivre aux côtés de Trigorine, tous deux souffrant de manquer du courage nécessaire pour suivre leurs aspirations affectives respectives.
Pourtant, ces scènes sont loin d’être intimes. En effet, les acteurs sont tous présents sur scène, qu’ils soient sollicités ou non, du moins dans la première partie de la pièce. Le décor, entièrement peint en gris, camoufle légèrement un bord surélevé. Là « sortent » s’asseoir les acteurs – ou les personnages ? – qui troquent leur temps de jeu pour une place de spectateur, tout en restant visibles aux yeux du public. Quelques rares sorties de scène dans le coin supérieur droit viennent contrebalancer l’effet huis-clos qui règne tout au long de la représentation. Et il y a aussi l’immense fresque énigmatique peinte au fil de la pièce par Marine Dillard. A coups intermittents de rouleaux de peinture, un paysage montagnard se dessine pour situer l’action dans un décor provincial; le tout complété par de nombreuses références au « magnifique lac » sur lequel le théâtre lui-même a une fabuleuse vue. Un espace fermé, mais ouvert sur le monde. Un peu comme cette pièce ancrée dans la Russie du dix-neuvième siècle, mais assez souple pour englober l’époque contemporaine.