Par Suzanne Crettex
La Mouette / d’Anton Tchekhov / mise en scène Thomas Ostermeier / Théâtre de Vidy / du 26 février au 13 mars 2016 / plus d’infos
Il fallait oser faire apparaître des personnages tchekhoviens, tout droit sortis de la campagne russe, sur des chansons des Doors ou de Velvet Underground. Leur faire lire des passages d’un des derniers Houellebecq. Et surtout, faire allusion à Daesch et aux réfugiés politiques syriens tout en gardant à l’esprit que La Mouette avait été jouée pour la première fois un 17 octobre 1896 sur la scène du théâtre Alexandrinski, à Saint-Petersbourg.
Ce pari, à voir la salle comble et à entendre les applaudissements fournis, il semble que Thomas Ostermeier l’ait remporté haut la main. La mise en scène ultra-cohérente, transposée à l’époque contemporaine sans trop en faire, fait ressortir l’intemporalité d’un texte qui ne saurait vieillir puisqu’il décortique au scalpel les ressorts intimes du cœur humain ; toujours les mêmes, que ce soit à Vidy ou ailleurs.
Sur une scène peinte d’un gris neutre – en forme de non-lieu où tous les possibles sont encore ouverts – quelques planches, celles d’un théâtre au bord d’un lac. C’est en effet ce soir-là que Constantin, un jeune dramaturge en mal d’inspiration tentant d’exister par le théâtre, monte sa première pièce. Avec Nina, celle qu’il aime et qui joue pour lui, il représente l’« avant-garde » en tentant d’assumer, comme il le mentionne au public, tout ce que ce mot recouvre de révolutionnaire et de convenu à la fois.
En face d’eux, assis dans le public le temps de cette « pièce dans la pièce », il y a ceux qui réussissent. En apparence du moins. Irina, la mère de Constantin, une actrice à succès qui croit s’empêcher de vieillir en lisant Houellebecq sur son linge de bain. Elle est aussi l’amante du nouvelliste renommé Trigorine. En vacances pour quelques jours à la campagne, ils se reposent des succès à Moscou, où ils passent de galas en conférences et ovations, sans voir le désespoir de ceux qui les entourent, Constantin le premier.
Et dans cette pièce, il y a surtout « la Mouette », la belle Nina, interprétée par l’impressionnante Mélodie Richard. « Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre ». ça, c’était son histoire, mais au début, avant qu’elle ne rencontre Trigorine, en tombe folle amoureuse, qu’elle ne se lance à corps perdu dans le théâtre. « Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement, la fait périr » ; c’était ce qui l’attendait ensuite, jusqu’à ce qu’elle tombe, devienne l’ombre d’elle-même. Elle semble faire écho à la peinture de l’arrière-fond, complétée d’acte en acte, et sur laquelle on croit déceler un oiseau, puis un paysage. Puis un grand trou noir.
C’est surtout là où la mise en scène trouve sa profonde justesse : dans le ton qu’elle adopte. Elle balance allègrement entre la noirceur et l’égoïsme des personnages et ce qu’ils ont de grinçant dans leur quête désespérée d’eux-mêmes ; entre la pesanteur et l’insignifiance. Elle floute les pistes, révèle la profondeur d’un chef-d’œuvre, d’une écriture à partir de laquelle elle prend son envol. Extrêmes beauté et fragilité d’une pièce que j’éviterais de comparer au vol d’un albatros, pour m’abstenir d’un lieu commun.