Claptrap

Claptrap

Conception Marion Duval / interprétation Marion Duval et Marco Berrettini / Théâtre de l’Usine (TU) / du 4 au 9 mars 2016 / Critiques par Valmir Rexhepi et Sabrina Roh.


4 mars 2016

Persodiens

© Dorothée Thébert Filliger

Quand commence le spectacle ? S’achève-t-il ? Claptrap floute avec insistance et entrain la frontière entre fiction et réalité.

Marion Duval et Marco Berretini nous attendent devant le rideau gris tandis que nous prenons place, plus ou moins bruyamment, sur les différents niveaux de gradins, enjambant les chaises, nous excusant, pardon, oui, désolé, merci, ce n’est rien. Marion et Berretini patientent, debout, et puis soudain, pincé entre les doigts de Marco, le silence. Il le tient, là, entre ses doigts et ça se diffuse à une vitesse instantanée. La pièce a-t-elle commencé ? Est-ce que Marion et Marco jouent à être eux-mêmes ou le sont-ils vraiment ? L’ambiguïté est au centre du dispositif scénographique ; elle est présente déjà dans le dossier de presse du spectacle : «  Quand nous avons commencé à sortir ensemble Marco Berretini et moi ». Au fond qui nous parle, les comédiens, les personnages ? Faudrait-il inventer d’autres mots pour désigner cette posture suspendue entre la fiction et le réel, des « persodiens » ?

Marco et Marion sont pris en étaux entre la scène que cache le rideau et nous : « ça va commencer » nous lâche Berretini. Mais ça ne commence pas, ou plutôt quelque chose de stable, défini, identifié, en somme la fiction ne semble pas avoir commencé. Je dis semble parce que je ne suis pas sûr. Peut-être bien que la fiction a commencé et que je suis pris en charge par elle. Peut-être que mes compagnonnes et compagnons de gradin et moi-même jouons, à notre insu, les spectateurs.

Quelque chose se passe, se glisse subtilement sans discontinuer, des mots que Marion et Marco se disent, nous disent, disent pour eux-mêmes. Il y a là, paraît-il, une histoire d’amour, ou d’amour terminé, ou d’amour toujours en train de finir. Marion nous dit qu’il y a aussi une histoire de honte, de honte d’être, de façade spectaculaire pour cacher la honte. Ou pour la partager. Une histoire revancharde où toutes les envies de Marion sont injectées dans le spectacle. Elle veut se faire plaisir et nous plaire. Marco aussi veut se – et nous – faire plaisir : il y aura alors ses tours de magie qui jalonnent le temps de notre coprésence avec eux dans l’espace du Théâtre de l’Usine.

Ma voisine me glisse à l’oreille, dans un moment de bruit qui couvre sa voix, que ça lui rappelle La Société du spectacle de Debord. Peut-être bien que c’est une clé, et, à force d’y penser, je me dis que cela est même probable : l’idée de la marchandisation de l’existence, de sa dimension performative pour et à travers le regard de l’autre. Mais c’est essayer de ranger Claptrap dans une case, et encore il se dérobe. Des enfants sont présents dans la salle, car, paraît-il, quelqu’un a dit à leurs parents que c’est un spectacle pour enfant. Aussi énigmatique que son titre, Claptrap a le mérite et l’audace de ne pas se laisser circonscrire dans un registre, une interprétation.

4 mars 2016


4 mars 2016

C’est pour de vrai

CLAPTRAP – une pièce de Marion Duval et Marco Berrettini. Théâtre de l’Usine, Genève, le 29 février 2016. © Dorothée Thébert Filliger

Marion et Marco s’aiment. Pour passer encore plus de temps ensemble et célébrer leur relation, ils ont écrit une pièce à la hauteur de leur amour. Ça donne Claptrap, une magnifique histoire d’amour, une véritable célébration des sentiments entre un homme et une femme, une ode à la sincérité. En fait non, ce n’est pas ça. Je vous mens. Mais comment pouvez-vous en être certain ? Vous voilà dubitatif ? Attendez de vous retrouver face à Marion Duval et Marco Berrettini.

Marion Duval et Marco Berrettini sont tous deux issus du monde de la danse. Mais ce soir, au Théâtre de l’Usine, ils sont là pour faire du théâtre. Ils présentent une pièce dans laquelle ils ont laissé libre cours à toutes leurs envies. Sur scène, ils sont d’un naturel désarmant. En guise de préambule, ils racontent, devant le rideau fermé, les raisons de leur présence. Mais les digressions se font de plus en plus nombreuses et voilà qu’ils procèdent déjà aux remerciements. Le spectacle va-t-il bientôt commencer ? est-il déjà fini ? En vérité, Claptrap a débuté bien avant cela. Au moment même où les spectateurs ont pris connaissance de la feuille de salle, une lettre que le couple adresse à son public et dans laquelle il explique que ce spectacle, c’est la célébration de leur amour. Cet amour est clamé si haut et fort, avec une telle dose de kitsch, que l’on doute de son authenticité. Cependant, on n’est jamais sûr de rien dans Claptrap.

Autofiction ou fiction ? Dans une pièce où toute la première partie semble ne pas être jouée, Marion Duval et Marco Berrettini proposent, sans jamais tomber dans la masturbation intellectuelle, d’interroger à la fois le théâtre (suffit-il d’avoir des comédiens face à un public ou faut-il une scénographie recherchée et une trame narrative élaborée pour parler de spectacle ?) et la frontière entre réalité et fiction. Ces thèmes peuvent évoquer, parmi d’autres variations, la Trilogie sur le Théâtre, imaginée et écrite par La Fabrique Imaginaire, récemment jouée au TKM à Lausanne. Mais alors qu’Ève Bonfanti et Yves Hunstad misaient sur une ambiance très poétique et accompagnent le public dans ces questionnements, Marion et Marco jouent la carte de la provocation : ils se rendent très vulnérables en confiant des choses extrêmement gênantes et en s’enlisant dans des situations honteuses. Il y a bien sûr des moments où ils se mettent explicitement en scène de manière ridicule, que cela soit par le biais des costumes ou de performances volontairement ratées, mais là n’est pas la réelle force des comédiens. Leur véritable coup de génie est de réussir à ennuyer le public à un tel point que ce dernier finit par se sentir mal pour eux : « Mais quand vont-ils s’arrêter ? », « C’est bon on a compris, passez à autre chose ». Chacun des spectateurs s’est très certainement demandé pourquoi il avait payé sa place. Mais l’ennui même du public est-il véritable ou n’est-ce pas un état par lequel les comédiens, qui nous mènent clairement par le bout du nez, avaient prévu que l’on passe ? D’ailleurs, alors que le public vit une expérience limite et que les comédiens étirent les moments « où il ne se passe rien » au-delà de l’acceptable, Marion et Marco réussissent à donner un nouveau souffle à la pièce. Jamais ils ne perdent l’attention de la salle, qui, même si elle s’est parfois impatientée sur sa chaise – car il faut dire que le rapport au temps est plutôt particulier dans Claptrap – ne manquent pas un mot, pas un mouvement des deux comédiens. Et alors que l’on se demandait quand ils allaient commencer à jouer, on finit par se dire que les moments où ils paraissent naturels et font de l’« anti-théâtre » (ils parlent dans leur barbe, font des plaisanteries qu’eux seuls comprennent, instaurent volontairement des longueurs) sont ceux où ils se laissent aller à une véritable performance d’acteurs.

Marion et Marco promettent beaucoup de choses : de la magie, des dragons, une rivière de feu, un coït. Il n’y aura rien de tout cela. En fait si. Mais de toute façon, je peux vous dire n’importe quoi, vous ne pourrez le savoir qu’en vous rendant au Théâtre de l’Usine jusqu’au 9 mars.

4 mars 2016


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