L’impossibilité de l’île

Par Suzanne Crettex

Imaginer les lézards heureux / d’après le roman L’Île des condamnés de Stig Dagerman / mise en scène Ludovic Chazaud / par la Cie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 16 au 20 février 2016 / plus d’infos

©Francesca Palazzi
©Francesca Palazzi

« Rester debout mais à quel prix ? Sacrifier son instinct et ses envies. » Comme dans la chanson d’Etienne Daho, ces cinq naufragés, interprétés par les membres de la compagnie Jeanne Föhn, sont au « dernier jour du reste de [leur] vie ». Une ambiance de condamnation à mort imminente qui sert de cadre à une interrogation un peu confuse sur l’absurdité et la liberté.

« Une île, quelque part dans l’océan, cinq naufragés » nous annonce une voix off qui se révèlera être celle d’un lézard géant, symbole de l’instinct de domination. Un lieu sans échappatoire, donc, et cinq personnages, condamnés à une mort imminente et au partage impossible de leur solitude. Le texte est tiré du roman L’Île des condamnés de Stig Dagerman, qui fait lui-même écho à Huis clos de Sartre : « l’enfer c’est les autres », ici aussi.

Dans ce lieu infernal, fermé à tout ailleurs, se révèlent les sentiments les plus inavouables des personnages. Quand le vernis des conventions se craquèle, ne restent plus que la soif insatiable, la faim, révélant la culpabilité, le dégoût, l’hypocrisie, la trahison et la lâcheté. Les valeurs positives – entraide, soutien, courage ­– peinent à subsister. On prend soin de Jimmy, l’un des naufragés paralysé, mais ce n’est que pour mieux déguiser la jouissance éprouvée devant une situation pire que la sienne. La preuve : les biscuits humides qu’on lui donne sont tous pourris. Comme le cœur de chacun.

La première partie du spectacle, construite sous forme de cinq longs discours, nous apprend ce qui caractérise chacun des personnages. De la « dame » se rappelant son « fils-lézard » autiste à Tim, le seul membre rescapé de l’équipage, on comprend que tous sont obsédés par leurs peurs, peu importe les formes qu’elles prennent. Les confessions se succèdent à grand coup d’anaphores, tendues, saccadées, à la limite de l’incohérence. On s’accroche à ces flux de conscience que l’on nous donne à entendre, sans être sûrs de les comprendre à travers les nombreux détails qu’ils contiennent.

Après la chanson d’Etienne Daho, au milieu de la pièce, tout s’emballe. La voix off annonce aux rescapés qu’ils sont « mal barrés ». C’est vraiment leur dernier jour à vivre puisque que les réserves d’eau sont vides. Ils sont de vrais condamnés à mort. Comme le Sisyphe de Camus – auquel fait allusion le titre du spectacle –, mais cette fois, impossible de les « imaginer heureux ». Il y a cette odeur, cette mort qui prend Jimmy en premier, cet enterrement sous les cubes de mousse verte qui servaient de décor. Puis les décisions définitives que devront assumer les autres, au sommet du « grand rocher blanc ».

« Vous croyez que vous pouvez choisir ? » martèle le lézard, quand il apparaît sur scène. La question primordiale qui occupe les personnages est bien celle-ci: le silence ou la vie. La seule digne d’être posée, disait Camus avant Ludovic Chazaud. Mais il fallait arriver presqu’à la fin du spectacle pour l’entendre vraiment. On peut penser que les glouglous incessants de l’océan, les palabres des rescapés, les sons, les couleurs, les chansons qui submergent la scène d’une ambiance mi- psychédélique, mi-burlesque, contribuent elles aussi à manifester l’ambivalence de l’absurde, mais, dans la salle, on ne sait plus où donner de la tête devant une telle profusion de détails. Le choix d’une mise en scène si riche, à la fois onirique et étrangement angoissante, étonne et questionne à la fois. Est-ce pour nous donner une nouvelle preuve que l’expérience limite vécue par les naufragés sur le théâtre rejoint celle du public ?