La Tragédie comique
De Yves Hunstad et Eve Bonfanti / mise en scène Eve Bonfanti / TKM / du 2 au 7 février 2016 / Critiques par Jonathan Hofer et Suzanne Crettex.
2 février 2016
Par Jonathan Hofer
Ai-je bien fait de venir ?
La question intervient dès les premières paroles sur le plateau. A la fin du spectacle, tout le monde sait que Yves Hunstad est bien le seul à la poser. Le premier amour de la Fabrique imaginaire entame la trilogie sur le théâtre à Kléber-Méleau. Et si la suite est au goût de l’entrée, c’est un véritable banquet qui s’annonce !
Il est tout seul, ils sont un, il est deux. Ce drôle de mono-duo, un personnage et son acteur, raconte l’histoire atypique d’une ontologie théâtrale. Le personnage, dans les hautes sphères du monde des caractères, ne sait pas qui choisir pour l’écrire et le représenter. Les occasions se présentent tour à tour, mais finir empoisonné par Shakespeare, très peu pour lui ! Fatigué par des siècles d’attente et après que tous ses amis sont descendus sur terre, le personnage s’en remet au grand Hasard qui l’emmènera dans la chambre d’un petit enfant, le fameux auteur-interprète. Dans un monologue tonitruant, cette narration rebondit dans tous les sens, se mélange et se réinvente au fil de la représentation.
Créée en 1989, primée au Canada, déjà traduite dans plusieurs langues, La tragédie comique a fait le tour du monde. Comment parler d’un spectacle représenté des centaines de fois ? Que dire, qui n’ait déjà été dit, sur le spectacle du duo belge ? Rien. A peine les trois coups frappés, Yves Hunstad et son personnage en enchaînent quatre cent. Ils tiennent en haleine toute une salle par un jeu qui traverse comédie, tragédie, clowneries et acrobaties. En échange constant avec le public, c’est un dialogue qui s’instaure. L’acteur n’hésite pas à fixer les spectateurs dans les yeux, à leur parler, quitte à les embarrasser quelque peu. Le texte est subtil : il allie calembours, maximes, digressions gratuites et réflexions intenses. Jamais dans la lourdeur d’un discours trop philosophique, le monologue invite dans un monde imaginaire enfantin. La réalité cède la place aux rêves qui inondent les yeux des plus vieux et des plus jeunes.
Le décor très simple – un rideau, un pupitre et un élément dont, à la demande du personnage, nous ne parlerons pas ici – laisse aussi toute la place à l’imaginaire. Le spectateur voit presque se former sous ses yeux chevaux, lits, chaussures, allant même jusqu’à se salir les mains sur la peinture fraîche. La conception lumière est en interaction constante avec le comédien et le personnage qui ne se lassent pas d’alterner les effets : plein feu, découpe, douche, …
Grâce à ce spectacle, le théâtre lausannois applique à la lettre la formule de Roger Jendly : faire du théâtre comme un enfant qui s’amuse. Respirez, vivez et rêvez avec Yves Hunstad et Eve Bonfanti. On ne peut que vous souhaiter ce bol d’air frais, ce petit bijou, ce …
2 février 2016
Par Jonathan Hofer
2 février 2016
Par Suzanne Crettex
L’illusion véritable d’une tragédie comique
Avec La Tragédie comique, Yves Hunstad – seul présent sur scène – et Eve Bonfanti nous emmènent dans une création époustouflante, au rythme de mises en abymes, de jeux de miroirs, de paradoxes. Un théâtre dans le théâtre dans la plus pure tradition baroque pour interroger la vanité et la nécessité fondamentale de continuer à raconter des histoires.
Ce soir, il semble que La Tragédie comique n’aura pas lieu. L’acteur n’a pas appris son texte, les feuilles de la pièce sont mélangées, les lumières mal réglées. Pas de décor excepté des planches de bois et un rideau constituant une scène, un coussin, un lutrin et un balai qui sert tour à tour de cheval et d’épée. Le spectacle que l’on nous propose thématise l’attente d’une tragédie qui ne sera pas et se construit en creux autour d’une pièce fantôme.
« Mais pourquoi êtes-vous venus ? » C’est la question que l’on nous pose, d’entrée de jeu, alors que les projecteurs sont braqués sur le public. « Pour vous mettre à l’abri de vos tempêtes ? […] pour entendre parler d’amour ? » D’emblée, les rôles sont inversés. C’est au spectateur de répondre, de s’interroger sur sa propre conception du théâtre. Oui, qu’attendons-nous ce soir ?
Seul sur scène, le personnage principal de la pièce fantôme, « imaginaire » comme il aime à se qualifier, raconte son histoire. Né dans les étoiles, il a vu partir à pied Don Quichotte suivi d’un « petit homme sur son âne », joué aux cartes avec le roi Lear avant que Shakespeare ne « décime son entourage ». Lui, de peur d’être un personnage « condamné à errer dans tous les théâtres du monde » s’il n’était pas écrit et joué, s’est choisi un acteur, pour l’incarner. Il l’a nourri de sa propre sagesse, lui a transmis l’amour du théâtre – « Tu les verras, ces paysages imaginaires ». Pour qu’enfin, lui, puisse naître par la création.
Dans cette parenthèse autobiographique, touchante et drôle à la fois, le « personnage imaginaire » adopte des mimiques grotesques, un ton de voix maniéré, et semble improviser ses répliques comme dans la commedia dell’arte. Sa légèreté et drôlerie s’opposent à la mesure presque mélancolique de « l’acteur », lui aussi interprété par Yves Hunstad, mais cette fois sans son énorme nez postiche.
Et La Tragédie comique dans tout cela ? On semble y venir : les trois coups sont frappés. Les rôles paraissent rétablis puisque l’acteur et son personnage ne font plus qu’un. Le public est plongé dans le noir et reprend sa position de distance habituelle. Registres lyrique et épique sont convoqués pour nous raconter « la grande scène du grand voyage vers l’amour ». On se croirait enfin au théâtre – du moins comme on nous l’a toujours présenté.
Mais c’est quand l’illusion semble enfin fonctionner que le jeu de miroirs se remet en branle, que l’acteur s’écroule, épuisé, avant même d’avoir terminé sa réplique, que les lumières s’affolent, que le rideau tombe sur ce dernier – au sens propre du terme ! L’ultime face-à-face entre le personnage et l’acteur révèle, pour l’effroi du second, qu’ils sont les mêmes. Qu’en fait, les êtres imaginaires sont l’« invincible espoir » en même temps que « ce rêve […] pas encore perdu » qui habitent tout un chacun, le réservoir d’images qui l’empêchent d’avoir trop peur.
Malgré l’échec affiché de la représentation, La Tragédie comique a bien eu lieu. Alors que l’on était dans l’attente d’une représentation parfaitement rodée et illusionniste, c’était justement son absence qui constituait la trame d’un théâtre « au-dessus du théâtre », dans lequel, en tant que spectateurs, nous étions aussi les acteurs. Le jeu de miroirs est ainsi résorbé dans un tourbillon d’histoires qui permet d’affronter la réalité. L’ultime réplique que le personnage de fiction adresse à son acteur : « Va mon acteur, va, sans avoir peur d’aimer désormais », est un hymne aux forces créatrices de l’imagination et à leur pouvoir cathartique devant la peur et le malheur.
Et puisque, en tant que spectatrice, on m’a permis de dire « je » : j’ai aimé, ri, été profondément touchée par cette création de la Fabrique Imaginaire. Parce que cette histoire était un peu la mienne et qu’elle m’a réellement fait réfléchir sur mon expérience de la dramaturgie, sans négliger cette part d’enfance qui aime qu’on lui raconte des histoires encore et toujours.
2 février 2016
Par Suzanne Crettex