Te haré invencible con mi derrota
D’Angélica Liddell / par Angélica Liddell, compagnie Atra Bilis Teatro / Théâtre Saint-Gervais / du 19 au 23 janvier 2016 / Critiques par Luc Siegenthaler et Deborah Strebel.
19 janvier 2016
Par Luc Siegenthaler
Pisser dans un violon(celle)
La défaite exprimée par Angélica Liddell sur scène dans Te haré invencible con mi derrota ne laisse pas le spectateur invincible. Elle le tourmente, l’épuise, l’exténue. Jusqu’à la catharsis.
Etranges correspondances qu’établit sur scène Angélica Liddell avec Jacqueline du Pré, prodige britannique du violoncelle des années soixante, morte à 42 ans de la sclérose en plaques. La performeuse est comme hantée par l’image de la musicienne qui la ronge, la torture, la martyrise. Et la scène nous portera aux confins de sa souffrance, jusqu’à ce que toutes les passions soient enfin expurgées pour rétablir un semblant d’harmonie.
Nulle musique n’émane des cinq violoncelles situés au milieu de la scène. Angélica Liddell les destitue de leur fonction primaire et en fait l’objet de toutes ses frustrations et de ses passions déchues : tour à tour, le violoncelle se fera littéralement scier par l’archet ; soutiendra une bière immédiatement détruite par un fusil lors d’un exercice de tir ; servira de cendrier ; se fera cracher dessus ; et sera finalement fracassé sur scène. Seuls des bruits agressifs, irritants et assourdissants sortent de cet instrument de musique, sans cesse humilié et maltraité. Or, au-delà de ce fracas résonne le Concerto en mi mineur pour violoncelle d’Eward Elgar, interprété par « Jackie », qui accompagne les gestes torturés et incontrôlés, les hurlements, les monologues de l’actrice adressés directement à son idole, la suppliant de l’achever. Mais le pathos disparaît au profit de l’hystérie, et peu à peu l’image sacrée de la violoncelliste est profanée. « I see no reason to take me home, I am old enough to face the down». Le Concerto est remplacé par une musique country ultra standardisée qui égaye momentanément l’actrice. Le portrait de Jacqueline du Pré exposé sur scène est d’abord gribouillé, puis achevé par des balles de paintball. A moitié apaisée, à moitié abasourdie, Angélica Liddell semble s’être libérée de ses démons. Elle est devenue invincible. Et insensible. Couchée par terre, elle cuit des pop-corn au micro-ondes, en mange quelques-uns, quitte la scène, nonchalamment. La douleur est passée. Subsistent l’hébétude et les applaudissements du public. En vain : elle ne reviendra pas saluer.
Angélica Liddell appelle le spectateur à la rejoindre dans son angoisse la plus troublante, au cœur de la cruauté. Angélica Liddell ne joue pas : elle se livre complètement, s’exhibant, mutilant son corps, s’exténuant. Les images et les bruits déstabilisants s’enchaînent, ne laissant jamais le spectateur tranquille. Spectacle radicalement contemporain, il exprime pourtant une violence qui reste toujours poétisée : rien ne semble être soumis au plaisir gratuit de la subversion. Mais passons. Après un peu plus d’une heure d’un spectacle bouleversant, le spectateur a purgé ses passions. Le restaurant du théâtre St-Gervais peut lui servir un apéritif.
19 janvier 2016
Par Luc Siegenthaler
19 janvier 2016
Par Deborah Strebel
Du spiritisme rock’n’roll
Angélica Liddell interprète pour la première fois en Suisse son spectacle Te haré invencible con mi derrota, créé en 2009. Une époustouflante et très intense tentative de dialogue avec l’au-delà. Frissons et envoûtement garantis.
En 2009, Angélica Liddell, alors âgée de 42 ans, s’intéresse au destin tragique de la violoncelliste Jacqueline Du Pré, décédée en 1987 – à l’âge de 42 ans. La musicienne britannique était atteinte d’une sévère sclérose en plaques. Selon la légende, la maladie n’avait pas seulement rongé son corps, mais aussi son esprit, poussant l’artiste prodige à s’éteindre bien avant la jeune femme. Dans sa note d’intention, la dramaturge catalane explique qu’elle a ressenti la nécessité de se mettre en contact avec Jacqueline afin qu’elle lui explique l’épouvantable conflit qui avait pris possession de son corps, entre chair et esprit. En résulte un époustouflant spectacle d’une heure et demie.
Au centre de la scène, cinq violoncelles sont disposés en ligne. À jardin, un premier carré lumineux éclaire sur le sol neuf petits pains ronds tandis qu’à cour, un second illumine des figurines et une main sculptée en cire. Alors que les spectateurs s’installent, une lumière apparaît et s’éteint aussi vite. Il s’agit d’Angélica Liddell, apparaissant furtivement à la lueur d’un briquet. Une fois la salle plongée dans l’obscurité, elle s’allume une cigarette. S’ensuit une séance de spiritisme intense et particulière, caractérisée par deux temps. Au début, « Jackie » est élevée, presque, au rang de sainte. Sa musique retentit et Angélica Liddell l’écoute religieusement. Elle tente d’entrer en contact avec elle par la souffrance. Elle se scarifie. Elle lui adresse d’émouvantes prières. Cette incantation évoque tantôt l’imagerie vaudou, notamment par une scène dans laquelle elle se plante des aiguilles au bout des doigts ; tantôt la religion catholique, car elle rompt le pain et au lieu de boire du vin, comme il est de coutume lors de la communion, ingurgite à plusieurs reprises de l’alcool fort. Cette partie culmine lorsque telle une chamane, elle entre en transe, se roule par terre, crie et pleure. Hélas, elle ne semble pas avoir trouvé de réponse.
Peut-être est-ce à cause du silence de Jackie que dans un deuxième temps, Angélica Liddell semble se rebeller et exorcise sa colère en réduisant, par exemple, à néant un violoncelle, avec autant de fougue que Jimmy Hendricks enflammait sa guitare. Plus tard, elle s’empare d’un fusil de paintball et se place devant un portrait géant, en noir et blanc, de Jackie. Alors qu’au départ, cette photographie faisait penser aux icônes des saints ou aux images des défunts lors des cérémonies d’enterrement, à présent cette toile est désacralisée. Après lui avoir gribouillé des cornes, Angélica Liddell lui tire des balles multicolores. Impossible de ne pas faire le lien avec les shooting paintings de Nikki de St-Phall, réalisées au début des années 1960. Néanmoins, dans ce cas, les tirs se rapprochent plus du blasphème que du joyeux happening d’action painting. Une fois le visage ingénu de la jeune Jacqueline totalement recouvert de vert dégoulinant, Angélica Liddell termine son oeuvre par un doigt d’honneur et un crachat ou deux.
Pièce rare, Te Haré invencible con mi derrota s’adresse à un public averti, et présente une violente, passionnée et bouleversante séance de spiritisme.
19 janvier 2016
Par Deborah Strebel