Pisser dans un violon(celle)

Par Luc Siegenthaler

Te haré invencible con mi derrota / d’Angélica Liddell / par Angélica Liddell, compagnie Atra Bilis Teatro / Théâtre Saint-Gervais / du 19 au 23 janvier 2016 / plus d’infos

©Susana Paiva
©Susana Paiva

La défaite exprimée par Angélica Liddell sur scène dans Te haré invencible con mi derrota ne laisse pas le spectateur invincible. Elle le tourmente, l’épuise, l’exténue. Jusqu’à la catharsis.

Etranges correspondances qu’établit sur scène Angélica Liddell avec Jacqueline du Pré, prodige britannique du violoncelle des années soixante, morte à 42 ans de la sclérose en plaques. La performeuse est comme hantée par l’image de la musicienne qui la ronge, la torture, la martyrise. Et la scène nous portera aux confins de sa souffrance, jusqu’à ce que toutes les passions soient enfin expurgées pour rétablir un semblant d’harmonie.

Nulle musique n’émane des cinq violoncelles situés au milieu de la scène. Angélica Liddell les destitue de leur fonction primaire et en fait l’objet de toutes ses frustrations et de ses passions déchues : tour à tour, le violoncelle se fera littéralement scier par l’archet ; soutiendra une bière immédiatement détruite par un fusil lors d’un exercice de tir ; servira de cendrier ; se fera cracher dessus ; et sera finalement fracassé sur scène. Seuls des bruits agressifs, irritants et assourdissants sortent de cet instrument de musique, sans cesse humilié et maltraité. Or, au-delà de ce fracas résonne le Concerto en mi mineur pour violoncelle d’Eward Elgar, interprété par « Jackie », qui accompagne les gestes torturés et incontrôlés, les hurlements, les monologues de l’actrice adressés directement à son idole, la suppliant de l’achever. Mais le pathos disparaît au profit de l’hystérie, et peu à peu l’image sacrée de la violoncelliste est profanée. « I see no reason to take me home, I am old enough to face the down». Le Concerto est remplacé par une musique country ultra standardisée qui égaye momentanément l’actrice. Le portrait de Jacqueline du Pré  exposé sur scène est d’abord gribouillé, puis achevé par des balles de paintball. A moitié apaisée, à moitié abasourdie, Angélica Liddell semble s’être libérée de ses démons. Elle est devenue invincible. Et insensible. Couchée par terre, elle cuit des pop-corn au micro-ondes, en mange quelques-uns, quitte la scène, nonchalamment. La douleur est passée. Subsistent l’hébétude et les applaudissements du public. En vain : elle ne reviendra pas saluer.

Angélica Liddell appelle le spectateur à la rejoindre dans son angoisse la plus troublante, au cœur de la cruauté. Angélica Liddell ne joue pas : elle se livre complètement, s’exhibant, mutilant son corps, s’exténuant. Les images et les bruits déstabilisants s’enchaînent, ne laissant jamais le spectateur tranquille. Spectacle radicalement contemporain, il exprime pourtant une violence qui reste toujours poétisée : rien ne semble être soumis au plaisir gratuit de la subversion. Mais passons. Après un peu plus d’une heure d’un spectacle bouleversant, le spectateur a purgé ses passions. Le restaurant du théâtre St-Gervais peut lui servir un apéritif.