Marla, portrait d’une femme joyeuse

Marla, portrait d’une femme joyeuse

Ecrit et mis en scène par Denis Maillefer / L’Arsenic / du 28 janvier au 7 février 2016 / Critiques par Elisa Picci et Camille Logoz.


28 janvier 2016

Au bonheur du sexe

©Virginie Otth

Marla est une jeune femme de 25 ans, escort girl, qui « aime le sexe, aime jouir et faire jouir ». Le public fait connaissance avec cette personnalité tout à fait fascinante grâce à la plume de Denis Maillefer et l’interprétation de Magali Heu. Le spectacle présente une profonde réflexion sur le rapport de l’individu au corps et au sexe, par le témoignage à la fois drôle et lucide de Marla.

Denis Maillefer a connu Marla par le biais des médias. Curieux, il a décidé de la rencontrer afin de créer sur scène le portrait de cette femme optimiste. Il poursuit ainsi de manière indirecte le travail sur l’autofiction qu’il effectue depuis plusieurs années. Le portrait d’un individu permet pour lui de réfléchir à des enjeux, notamment sociaux, beaucoup plus vastes.

A la suite des nombreuses interviews qu’il a menées avec elle, il a rédigé un discours à la première personne, mêlant les dires de la jeune femme à des choses plus fantasmées. C’est Magali Heu, fraîchement diplômée de la Manufacture, qui a été choisie pour interpréter le rôle de Marla.

La scénographie est très sobre. Des panneaux clairs et faiblement éclairés, disposés en demi-cercle. Magali Heu porte un haut rouge, un pantalon noir et des bottines noires à talon. Une bague en argent et une ceinture noire en guise d’accessoire avec un maquillage léger. Des cheveux attachés qu’elle relâchera plus tard. Rien de plus. Si ce n’est l’âge de la comédienne, jeune comme Marla, et également une magnifique chevelure rousse, comme Marla. Denis Maillefer le dit, c’est un heureux hasard. A la base, il voulait que la comédienne soit jeune mais il n’était pas primordial qu’elle soit rousse. Cependant, il semble que ce soit le début d’une identification troublante entre Marla et la comédienne. La réussite de cette mise en scène résulte dans ce point : un discours à la première personne, une femme qui a certains traits de Marla, une scénographie qui dégage quelque chose d’intime : on oublie alors que ce n’est pas Marla devant nous. Le spectateur entre ainsi dans l’intimité de la jeune escort, on est avec elle et on l’écoute attentivement, tous ensemble, et parfois même on s’identifie. Ce qui a attiré le metteur en scène chez Marla c’est son enthousiasme et sa joie de vivre. Magali Heu est souvent souriante, un brin espiègle, le discours est notamment fait d’anecdotes très drôles. Denis Maillefer présente alors avec cette mise en scène une véritable poétique du bonheur qui s’ancre dans des réflexions beaucoup plus sérieuses sur la façon de concevoir le sexe dans notre société. On comprend ainsi tout à fait le titre, Marla, portrait d’une femme joyeuse.

Avec cette scénographie, on est dans un lieu indéfinissable, une chambre peut-être, qui plonge le spectateur dans une ambiance tamisée, intime, voire romantique et qui met efficacement en lumière la comédienne. Les regards sont directement dirigés sur elle. La façon dont elle s’exprime accentue encore plus cette captation. Elle répète également souvent : « Regardez-moi », à la manière d’un refrain, ce qui oblige le public à la fixer et à se reconcentrer sur elle. Grâce à une voix posée et un débit de parole contrôlé, le spectateur est efficacement absorbé dès les premières secondes. Un plaisir pour les yeux et les oreilles.

On ne parle pas vraiment de prostitution dans cette pièce. Le but n’est pas là. Consciente des conditions difficiles de certaines prostituées, Marla le dit : « je suis quand même une grosse chanceuse chez les putes. » Le spectateur est surtout confronté à une réflexion plus large sur le sexe dans notre société. Marla aime le sexe et sait parfaitement de quoi elle parle. C’est comme assister à une conférence, en mieux. Elle est une « travailleuse du sexe », mais on devrait plutôt dire « travailleuse sociale » : son expérience lui permet de dresser un portrait de notre société qui a uniformisé la façon de concevoir l’acte. Dès que quelqu’un sort de cette norme, il devient une sorte de paria. Marla livre ses confidences : certains clients sont des hommes qui n’osent pas demander certaines choses à leur femme. La société crée donc une forte hypocrisie dans les rapports humains, puisqu’on est tous soumis à cette norme. Avouer certaines envies est quelque chose de trop difficile. Alors vers qui se tourner quand on a des fantasmes inavouables ? Vers une prostituée. Marla ne juge pas, elle veut juste faire du bien.

Elle dénonce également le sexisme à l’égard non seulement des prostituées mais de toutes les femmes, en condamnant notamment le slut-shaming, comportement agressif envers celles qui ont une sexualité différente. On en revient au problème d’une vision du sexe beaucoup trop normée. Sortir de cela, c’est se condamner à être jugé(e).

Marla offre une vision différente du sexe. Contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas nécessairement une affaire de désir. Elle n’en éprouve pas toujours pour ses clients, pourtant il lui arrive de jouir avec eux. Le sexe est alors une question de consentement, où l’unique chose qui compte est le respect.

Elle pose également de manière plus large la question de l’amour. Elle est polyamoureuse et s’est sentie pendant longtemps anormale. Dans la société, ce qui apparaît comme évident, c’est d’être amoureux d’une seule personne. Dès lors, comment s’y retrouver lorsqu’on aime plusieurs hommes et/ou femmes ? Elle différencie ainsi ses amoureux/amoureuses et ses amants/amantes, nous présentant encore une fois une nouvelle façon de concevoir l’amour.

On a donc de la part de cette femme un regard très critique, mais entièrement fondé, sur les normes rigides de notre société. Intelligente et lucide, elle tient un discours qui se veut comme une véritable encyclopédie des rapports possibles au sexe, sans norme et sans tabou. Ce qui compte c’est d’être heureux et en accord avec ses propres conceptions. Laissez-vous donc aller à cette nouvelle aire du sexe et fantasmez en compagnie de Marla à l’Arsenic jusqu’au 7 février. Vous en ressortirez différents.

28 janvier 2016


28 janvier 2016

Regardez-moi

©Virginie Otth

Marla. Un prénom féminin, annoncé d’entrée de jeu, martelé, dans lequel tient aussi le sujet du spectacle : une jeune femme indépendante, libre d’avoir choisi la prostitution, un travail qui lui correspond ; un rôle, une performance, une image à entretenir, maintenir, soigner. Un outil. Mais aussi une zone de flou, une existence qu’on estompe, un statut auquel on refuse droits, respect et considération.

Ce que Marla revendique, c’est d’avoir embrassé sa carrière en pleine connaissance de cause. D’avoir fait ce choix par confort, et par plaisir. Elle gagne bien sa vie, exerce en indépendante. Elle est travailleuse du sexe. Elle dit que son métier participe d’une vision plus globale de l’amour et du sexe, d’un rapport au corps qu’elle entretient même dans le privé, entre ses diverses relations. C’est un style de vie qui la rend heureuse, qu’elle n’impose à personne, et pourtant elle se heurte à de nombreuses barrières : un Etat qui ne reconnaît pas sa profession, qui la précarise, la retranche du tableau d’une société heureuse ; des connaissances inquiètes de la voir se livrer comme une marchandise, invoquant son inconscience ; une bien-pensance nauséeuse qui lui ôte même le droit de penser librement, affirmant reconnaître là un effet de plus de l’aliénation des femmes par la virilité exubérante et non canalisable des hommes.

La comédienne développe la trajectoire de Marla, ses obstacles, ses arguments dans un brillant monologue sous un jeu de lumière subtil, qui l’éclaire de façon tantôt aveuglante, tantôt tamisée, comme pour rappeler l’hyper-exposition que ce métier demande au corps et à la personne, et la zone d’ombre dans laquelle on tente de le reléguer. Zone que pourtant il ne quitte jamais vraiment, de par son lien avec l’intimité profonde. Marla – le personnage – a le regard clair, exhibe sa fraîcheur, ponctue son discours d’injonctions à la regarder, l’assimiler, la prendre en compte. Elle nous observe en retour. Ses yeux se fixent sur l’assistance, primordiale dans ce dispositif scénique de l’exposition, du dévoilement, de la mise en avant, de la revendication. Quand la lumière se fait forte, elle baigne dedans au même titre que Marla, Marla inclut le public dans son monde, plutôt que de continuer à être l’exclue.

Le spectateur est tantôt entraîné par l’illusion de spontanéité et d’authenticité, tantôt il se heurte aux effets du discours préparé et appris par cœur, sans que cela ne vienne remettre en doute le dispositif d’assimilation de la figure interprétée à la figure réelle. Le texte se divise entre langage cru, qui met à jour la réalité, qui se saisit parfois de l’anecdote, et les phrases plus travaillées qui explicitent une position, qui développent un argument. Il reprend ainsi la dialectique entre rôle à jouer et mise à nu que demande le travail de Marla. À travers ces reflets de facticité, c’est la vraie Marla qu’on devine, celle qui a donné sa substance et ses mots à son double scénique, qui, assise dans la salle, a cette fois pris sa place au sein de l’assistance.

28 janvier 2016


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