Par Simon Falquet
Citizien Jobs / de Jean-François Peyret / avec Jos Houben / Théâtre de Vidy / du 19 au 29 janvier 2016 / plus d’infos
C’est un spectacle plus sérieux qu’il n’en a l’air, et plus drôle que ce qu’on pourrait attendre d’un tel sujet. À Vidy, Jean-François Peyret réécrit le mythe de Steve Jobs, de la naissance à la montée aux Cieux, et Jos Houben lui donne vie avec un humour merveilleux d’ingéniosité et de lucidité.
Je dois me confesser : je n’avais pas trop trop envie d’y aller. Surtout, je n’avais pas l’impression qu’il y eût grand-chose de nouveau à dire à ce sujet. Surtout, j’étais à la fois fatigué des discours sur une personnalité qui me laisse un peu indifférent et des portraits désabusés de la génération à laquelle on l’associe. Beaucoup de fatigue et de mauvaise foi, donc, et c’est en vieux grincheux que j’ai pris place au premier rang.
Finalement, je suis surpris en bien. Il ne s’est pas dit grand-chose de vraiment nouveau, à mon sens, mais là n’était pas le but. Le travail de l’acteur Jos Houben, seul sur scène, ouvre des pistes curieuses et inattendues, en plus de donner matière à rire.
Pour reprendre depuis le début. Acte 1 : On prépare un fantastique projet intitulé « Steve in the Valley », dans lequel une foule de danseurs, chanteurs et acrobates de tous horizons s’associent autour d’une fresque scénique sur la vie et l’œuvre d’un Steve Jobs présenté comme un grand gourou charismatique. Le show se déploie à travers la parole de l’acteur, qui est aussi l’occasion d’imaginer toute une généalogie mythique du personnage et de sa pomme.
Acte 2 : Sur une scène désormais constellée de souches d’arbre et plantée d’une iMaison géante immaculée, l’acteur se perd en gestes absurdes et mécaniques. L’action gravite autour d’une hache dont on détourne l’usage pour fabriquer une multitude de scènes et d’histoires. Mais d’autres objets sont importants, comme par exemple le « Whole Earth Catalog » : une vision d’Internet avec ses pages innombrables qui contiennent toutes les réponses, mais dont le contenu parfois disparaît, ou se voit remplacé par les images répétées de la même pomme.
Vers la fin du premier acte, le personnage raconte comment treize clones de Steve Jobs envahiraient la scène, avant de s’effacer à l’arrivée du Maître. Le clou du spectacle, dressé comme un i, unique et complet, une sorte de Dieu.
À cette image édifiante s’oppose justement ce personnage incarné par Jos Houben. Celui-ci a bien plusieurs facettes qui se répondent et se complètent. Retenons-en quatre :
Jos Houben est raconteur d’histoires. Dans le dispositif conçu par Jean-François Peyret, il habille le spectacle par les mots. Dans un premier temps, il utilise peu d’images ou d’accessoires. La scène n’est d’abord qu’une constellation de points blancs. Tout le travail consistera à relier les points entre eux. C’est le rôle du raconteur. Il insiste : « Connect the dots ». Par le langage, il tisse une réalité faite de correspondances : entre Steve Jobs et l’Amérique, la culture New Age, le bouddhisme zen, quelques chanteurs, quelques écrivains, des scientifiques. Une image fragmentaire et organique prend forme. Sous les tours et les grimaces, il se trouve une rigueur toute sérieuse. La conviction que l’histoire d’un homme ne se comprend qu’en écho avec l’ensemble de ce qui court autour. « Connect the dots » : faire des liens, pointer du doigt, fouiller, enquêter. Paradoxalement, on se sert d’un slogan pour signifier qu’il faut fouiller dans l’histoire et les discours, qu’il faut ouvrir le sens et ne pas se contenter de peu.
Jos Houben est mime. Le mime est raconteur d’histoire, mais il est si directement impliqué dans l’histoire qu’il en recevra tous les remous, les dangers. Steve Jobs est aussi mime à sa manière mais certainement pas de la même école. Jos Houben utilise son corps pour ouvrir sur une infinité de mondes. L’objet qu’il tient dans la main, il l’affuble de noms divers, de rôles changeants. Il tient une hache, et ce n’est déjà plus une simple hache : elle est tout à coup la barre du bateau, la canne à pêche, le fusil mitrailleur… Steve Jobs faisait peut-être le contraire, et cela passait aussi par les gestes. Un formidable condensé de technologies se retrouve dans nos mains : iPhone, iPod, iMachin. Tout le travail aura été de réduire la technologie aux gestes les plus simples, les plus évidents. Il s’agit d’un produit fini, d’un fourmillement de puces concentrées dans un boîtier épuré, le plus simple possible. De même, lorsqu’il est sur scène, Steve Jobs utilise ses mains pour sculpter son discours. Elles ferment le discours sur ses aspects les plus simples, comme si elles empaquetaient déjà le produit pour nous l’envoyer. Jos Houben ne fait pas du simple. Il répète et complique, il veut lutter contre le vent. Que son mime se moque du gourou Jobs, de ses produits ou des utilisateurs, ce sera toujours dans un souci de nuances et dans un esprit de complexité. Enfin, ce sera ludique et riant, jamais accusateur.
Jos Houben est magicien. Le mime est magicien, et vice versa. Il s’agit toujours d’un travail de chorégraphie. On peut voir Steve Jobs comme un magicien, lui aussi. Ils ont pour point commun ces efforts déployés pour que le résultat final rende invisible ses propres échafaudages. Pourtant, il reste une différence importante. Les tours discrets de Jos Houben nous surprennent et nous fascinent. La hache qu’il manipulait depuis un quart d’heure, il en joue tout à coup comme d’un harmonica. Certains tours lui donnent même des allures de clowns : le ruban démesurément long que l’on sort de sa poche, la sonnette de vélo qui sort de nulle part. Les tours de Steve Jobs sont le contraire de la surprise. Ils sont faits pour nous donner l’illusion d’avoir toujours marché dans ce monde magique. Ils se plient à nos attentes, et rien ne doit plus nous laisser sceptiques. La preuve : quand la magie s’opère sous nos doigts, on ne se demande même plus quel est le truc.
Jos Houben joue au fou. Pas au sens de la phrase désormais célèbre « Stay Hungry, stay foolish ». Pas ce fou-là, dément borné qui enfonce des parois quand bien même une porte est ouverte à côté. Plutôt, il est fou au sens où: si Jobs était le roi, lui serait le fou du roi. Son personnage à l’envers, son frère jumeau diabolique. Ses mots et ses gestes témoignent d’un refus de participer à la grande iParade. Bien au contraire, ils démystifient le personnage, ils montrent les faiblesses et ses dangers. Mais surtout, le fou danse et rit. Il joue et enseigne à jouer. Il est à la fois plus subversif et moins destructeur que les satiristes ou les alarmistes. La critique qu’il porte est l’occasion d’une fête à laquelle nous sommes bien forcés de prendre part, puisqu’il nous désigne tous comme fous avec lui.
Jos Houben et son armée de mimes et de magiciens viennent délivrer la princesse perdue dans sa tour comme un pépin dans une pomme. La princesse, c’est nous, parce que nous sommes bien partis pour dormir un siècle. Mais imaginez une telle armée. Elle n’a rien de bien sérieux. Elle ne cherche pas à l’être. On ne sait pas combien de temps les mimes et les magiciens continueront de marquer les esprits. Derrière les discours sur la nouvelle génération, il y a peut-être un discours sur la scène. Un clown de talent qui se demande combien de temps encore on croira à ses mensonges.
Dans le chapiteau de Vidy, ce soir-là, ça ressemblait pourtant plus à une victoire qu’à un deuil. L’assemblée riait beaucoup, d’un rire qui semblait bien sincère et non pas seulement poli. La génération Apple, s’il faut lui trouver un vilain nom, aura encore besoin de ces mimes et magiciens pour au moins un siècle encore.