Wild West Women

Wild West Women

De Caroline Le Forestier / par Le Théâtre de l’Ecrou et Solentiname / mise en scène Augustin Bécard / Théâtre de La Grange de Dorigny / du 10 au 12 décembre 2015 / Critiques par Chantal Zumwald et Fanny Utiger.


10 décembre 2015

Pionnières d’hier et d’aujourd’hui

©RAP

Dans un monde de pionniers, aux Etats-unis, en 1851, trois femmes asservies de différentes façons brisent leurs liens avec un passé douloureux pour se jeter dans l’inconnu, avec la liberté et l’espoir d’une vie meilleure comme seules forces, au milieu d’un monde hostile, farouchement dirigé par des hommes avides de domination.

« Le droit du mari sur sa femme va jusqu’au châtiment… », « Rien ne satisfait autant l’homme que pouvoir et domination… », « Fondamentalement et en général, les humains ne sont pas égaux : les hommes sont affublés d’intelligence en plus grande part… », « La véritable nature des femmes est timide et hésitante… ». Ces extraits de divers textes datant du XIXsiècle américain, lus au début du spectacle Wild West Woman,, déchirés et jetés au sol, propulsent d’entrée le spectateur dans le quotidien des femmes de ce temps.

Trois femmes, Jacqueline Corpataux, Catherine Bussière et Caroline Le Forestier (auteure de la pièce et bruiteuse en live du spectacle) font revivre les destins douloureux de trois autres femmes. Cette pièce, au départ destinée à une retransmission radiophonique, est inspirée par les histoires réelles d’Ernestine Rose, d’Amélia Bloomer et d’autres pionnières du féminisme américain né avec les mouvements antialcoolique et abolitionniste. Jacqueline Corpataux porte un pantalon mi-long qui se veut le représentant du costume bloomer inventé par Amélia Bloomer, une militante américaine du droit des femmes et du mouvement pour la tempérance. L’auteure s’est aussi inspirée du livre de Howard Zinn Une histoire populaire des Etats-Unis et du roman Mandingo de Kyle Onstott. Les Quakers et les Mormons accompagnent les héroïnes dans cette reconstitution d’un pan d’histoire des racines de la civilisation américaine.

Le spectacle traverse la vie de ces femmes qui ont fui soit une vie d’esclave dans une plantation après un viol perpétré par le propriétaire, soit une vie de femme cantonnée au travail domestique, battue et violée par son propre mari, ou encore une vie de fille à la merci des hommes, de la jalousie de ses consœurs et des caprices de sa maquerelle. L’une aidant l’autre au hasard de la vie, des rencontres et des mauvaises fortunes, traquées, elles fuient leurs bourreaux. Finalement, dans leur lutte continuelle pour être reconnues comme des humains de plein droits, elles trouveront un certain équilibre.

Peu commune, cette pièce se décline en neuf épisodes de 25 minutes proposés en trois séances ou en une représentation intégrale entrecoupée de pauses. La fascination produite par le spectacle et le rythme soutenu des péripéties font cependant totalement oublier le temps qui passe, par conséquent, à toute allure.

Les quelques soixante personnages sont joués par deux actrices seulement. De simples et rapides changements d’accessoires, tels que chapeaux, cols, cigares ou porte-cigarettes, cure-dents, plumes, calumet ou autres suffisent à les faire passer d’un rôle à l’autre. S’ajoutent d’adroits jeux de faciès, jamais trop soutenus, jamais en-dessous des effets à produire, et des modulations de tons qui imitent parfaitement des voix masculines ou encore différents parlers très typés.

Malgré la gravité des événements relatés dans cette pièce, les dialogues ne manquent pas d’un subtil humour : « – Ma femme a été assassinée. – Tu t’es vengé au moins ? – Je tente de m’éveiller à la sagesse. – J’appelle ça fuir. ». L’auteure apporte encore une touche parfois très philosophique aux échanges, comme lorsqu’elle fait parler Sitting Bull : « L’inquiétude est une chose qui aveugle la raison. » ; « Ma main n’a pas la même couleur que la tienne, mais si je perce, j’aurai mal aussi. Le sang qui coulera sera de la même couleur. Nous sommes engendrés du Grand Esprit. » ; « Etre raisonnables, c’est marcher droit dans les chemins sinueux. ».

Une mise en scène plutôt originale nous permet d’apprécier la très judicieuse dissociation des passages où les deux actrices devraient s’affronter physiquement : distantes de quelques mètres, elles illustrent celle qui donne des coups et celle qui reçoit les coups, sans jamais s’effleurer, ni se toucher. Entre elles, la bruiteuse, Caroline Le Forestier, placée au centre de la scène et qui, avec talent et précision, par son répertoire d’objets aussi hétéroclites que surprenants, tels qu’entonnoirs, fouet à mayonnaise, chou, sceau rempli d’eau ou mouchoir sur lequel elle tire, donne une vie encore plus réelle aux scènes.

Les neufs épisodes nécessaires à la traversée de l’Oregon Trail sur 3 200km de piste, menant du Missouri à l’Oregon, en passant par le Kansas, le Nebraska, le Wyoming et l’Idaho, en compagnie des trois Wild West Woman ont totalement conquis les spectateurs : dans la rumeur des couloirs de La Grange de Dorigny résonnaient les mots magnifique, formidable, jouissif, génial, excellent… Le spectacle s’est terminé par une standing ovation.

10 décembre 2015


10 décembre 2015

Emancipation trail

©RAP

Sur l’Oregon trail, émancipation genrée et générique. Ou comment trois femmes dépoussièrent le western et se font une place dans un monde qui souvent n’en a laissé qu’aux hommes.

Charlotte, jeune esclave noire exploitée, violentée, violée par son maître, à la recherche du fils qu’on lui a retiré. Rose, réprimée par un mari qu’elle n’a pas choisi et qui lui reproche sa vivacité intellectuelle comme sa soif d’apprendre et de lire. Sally, enfin, contrainte de vendre son corps pour gagner sa vie comme elle peut dans les saloons, n’ayant d’autre ressource que la violence quand il s’agit de la sauver. Ces trois femmes, aux existences a priori dissemblables, affrontent toutes trois un quotidien qui les aliène, ponctué de coups et de viols. Wild West Women présente sur scène leur fuite vers la liberté, laborieux voyage vers une terre promise, là où elles s’affranchiraient du despotisme masculin qui les écrase et choisiraient leur destinée.

Sur scène, elles sont trois également : une bruiteuse, deux actrices. La première, auteure de la pièce par ailleurs, assume la totalité des effets sonores, qu’elle produit avec des objets du quotidien – et avec brio –, de la bassine d’eau au chou-fleur, sans oublier de nombreux ballons de baudruche. Nous sommes au Far West après tout, on ne saurait se passer de coups de feu. Les deux autres (ponctuellement rejointes par la première) jouent tous les rôles… c’est-à-dire une petite trentaine de personnages masculins et féminins aux caractères et personnalités hétéroclites, les enchaînant avec une frappante et habile rapidité. Ce choix de mise en scène n’est pas sans péril, et le défi est relevé haut la main. Jamais les comédiennes ne tombent dans une quelconque schizophrénie effrénée : d’une seconde à une autre, les différents personnages sont incarnés, avec justesse, sans perte, sans énervement. Elles enchaînent pourtant, en ne fatiguant que rarement, plus de quatre heures de représentation.

Wild West Women, au-delà de l’efficacité de sa mise en scène, trouve une grande part de sa richesse dans le texte qui sous-tend le spectacle. Les dialogues ont tous une résonnance particulière avec l’actualité. Entre les horreurs que vocifèrent quelques mâles mal intentionnés, une ou deux inanités de quidams de passage ou les sages paroles d’alliés bienveillants, on entend souvent, derrière un voile d’ironie plus ou moins opaque, des propos qui, dénonçant nombre d’injustices dans ces jeunes Etats-Unis des années 1850, font écho avec celles de notre époque. L’occasion de constater que les progrès sur ces questions n’ont peut-être pas été aussi fulgurants que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre…

La pièce est aussi construite avec une précision réjouissante. L’ensemble, de façon assez claire, joue sur une multiplicité de triptyques et autres trios, comme une « variation sur le thème de trois », entrelacée avec le déroulement de l’histoire. Le spectacle est par ailleurs composé de trois chapitres, eux-mêmes formés de trois épisodes. Et bien qu’il ait été pensé au départ comme feuilleton radiophonique, sa trame, dans sa forme comme son contenu, cultive surtout une empreinte romanesque. C’est d’ailleurs bien ce que l’on découvre, dans ce qui constituerait peut-être un épilogue, en fin du neuvième épisode : Wild West Women est l’œuvre d’un écrivain anglais, Jonas, que les trois femmes rencontrent en chemin. Cette « chute » confirme en fin de pièce une impression présente tout au fil du spectacle : on le regarde comme on lirait un grand roman d’aventure.

C’est pourtant bien dans le genre du western que s’inscrit cette histoire. Elle en contient tous les codes : des méchants très méchants, condamnés ou tués par des gentils aux causes nobles, de la poussière et des fleuves déchaînés, du banjo et de l’harmonica, des chapeaux et des santiags. Tous les codes, sauf peut-être un seul. Les beaux rôles ne sont plus seulement ceux du bon, de la brute et du truand. Les femmes et tous les autres opprimés ont leur place dans ce western théâtral. Et, sur son affiche, figure non pas Clint Eastwood, John Wayne ou une anecdotique accompagnatrice éplorée, mais Joan Crawford en jean et chemise, colt à la ceinture et allure affirmée, telle qu’elle incarne Vienna dans Johnny Guitar, film icône du genre mais à l’empreinte féministe singulière. Wild West Women convoque aussi, sans le dire cependant, un autre grand genre : celui du road-trip. C’en est bel et bien un qu’effectuent les héroïnes sur ce périlleux Oregon trail. Accompagnées de Charlotte, Sally et Rose mènent à bien le voyage qu’entreprendront une certaine Thelma et son amie Louise une centaine d’années plus tard. Toutes fuient la violence des hommes. Les héroïnes de cette pièce, contrairement à leurs homologues modernes, ne plongent néanmoins pas dans le ravin de leur mort mais dans un puits de liberté.

10 décembre 2015


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