Par Simon Falquet
Rentrer au volcan / création et mise en scène Augustin Rebetez / Théâtre de Vidy / du 27 novembre au 11 décembre 2015 / plus d’infos
Augustin Rebetez rentre au théâtre avec une patte artistique déjà éprouvée. Sa première création, Rentrer au volcan, croise la musique, la danse et la performance dans un univers infernal peuplé de démons masqués et d’installations grotesques.
J’ai beaucoup ri durant le spectacle. J’ai ri une première fois en entrant dans la salle et en voyant une femme tordre et remuer son corps au sol, tandis qu’un homme immobile serrait les poings le long du corps, debout, les yeux par terre. La femme avait des gestes frénétiques et sauvages, mais silencieux, en accord avec un fond sonore fait de pulsations sourdes. Elle avait surtout une souplesse impressionnante. Une seconde fois, j’ai ri quand le gros ballon noir qui pendait devant nos yeux a fait paf, et que tout s’est soudain acharné à hurler et fourmiller dans une cacophonie de pièces de métal entrechoquées et de lumières criantes. Une gigantesque montagne de bruit, mais du bruit extrêmement agressif, et j’ai eu beaucoup de tendresse pour les nombreuses vieilles dames présentes avec le mari ou les petits-enfants.
Des êtres encapuchonnés courent en poussant des installations à roulettes, ils se convulsent et rampent, titubent et dansent à la fois. C’est un spectacle délirant, où tout s’impose puis se dérobe à notre regard, où rien n’est tangible ou prévisible. Alors, la voix d’un chanteur se trouve un chemin pour capter notre attention. Cette voix est importante, elle n’est pas seulement un instrument de plus. Ça commence à ressembler à quelque chose de nommable, un concert… Chaque petite pièce se range dans un rythme lourd qui imite les mouvements des poumons et des organes. C’est toujours violent, mais c’est déjà de l’ordre.
J’ai dit que j’avais beaucoup ri. La première fois, parce qu’on me donnait à voir quelque chose de grotesque. Le grotesque ne tue pas la beauté, mais le sérieux. Je ne sais pas si Augustin Rebetez voulait qu’on en rie. Je crois que cette femme était à la fois ensorcelée et ensorcelante, elle devait nous intriguer. Mais il y avait du sérieux à évider, le sérieux d’avant la porte d’entrée. On rit, ça nous assouplit. Le deuxième rire, c’est une participation au délire qui avait lieu dans la salle. Une sorte de folie douce, une euphorie : il s’agissait de faire corps avec la frayeur généralisée, vorace, dans le volcan. D’ordinaire, la participation du spectateur aux sentiments d’un spectacle garde quelque chose de très galant : c’est une invitation, un choix, un jeu. Ici, on se sent forcé quelque part, et on se surprend à aimer ça. C’est juste assez bien goupillé pour qu’on ne prenne pas cela pour du viol.
Une première impression pourrait être celle d’un spectacle sombre, bruyant, torturé. On pourrait facilement le décrire en ces termes. Cette impression me paraît appropriée, bien sûr, mais chacun de ces mots est bien assez connoté négativement pour qu’on puisse encore s’imaginer pouvoir les utiliser sans fond de sarcasme. Sombre par esprit d’introspection, un certain mysticisme, de l’esbroufe facile. Bruyant : encore plus d’esbroufe, la force préférée à la mélodie, la facilité à la réflexion. Torturé : romantique au sens d’écorché vif, au sens de Regardez-moi Plaignez-moi cette âme sombre et bruyante, le mal et la souffrance comme posture à la mode.
A mon sens, Augustin Rebetez ne fait pas l’erreur d’aller dans ce sens. Il y a bien de la noirceur dans ses tableaux, mais il évite de tomber dans les pièges que sont tous ces clichés. J’ai en tête le sourire d’enfant d’Augustin Rebetez lors d’une interview à Montreux, vieille de deux ans. Un visage serein, calme et communicatif. Son propos était clair et construit, rien d’une introspection adolescente. Ce n’est qu’une interview, et je sens que je m’éloigne de la question, mais cette image renforce mon besoin de parler de ce spectacle en tant qu’acte constructeur, plutôt qu’en simple effusion magmatique.
Après le morceau de musique tintamarresque, des tableaux s’enchaînent où se croisent des personnages masqués et des sculptures troublantes d’inutilité. C’est un carnaval très laid, toujours très convulsif et insaisissable. On pense aux représentations de l’enfer de Bosch, gorgé de surprises affreuses, de démons comiques, brassant des spectacles absurdes. On retrouve la même inventivité perverse, une vie florissante dans les souterrains.
Cet enfer est une grande fabrique à histoires. Mimées, dansées… Les histoires, on peut les chercher dans les quelques phrases que l’on capte en français. Mais elles se font surtout dans les regards croisés avec les figures qui bougent devant nous. Un cauchemar à tête allongée terminée par un dentier, un mineur boitillant dans les ténèbres, lampe frontale, ouvrant des portes vides. Ces histoires se font sous la surface de la peau, elles réaniment des vieilles peurs innommées, des névroses. Les masques ne représentent rien de connu. Mais ils nous parlent, on les reconnaît bien. On n’est pas dans l’univers d’Augustin Rebetez, c’est lui qui pénètre le nôtre. Il nous montre nos propres histoires, d’anciennes déraisons, des folies d’enfance. Une longue généalogie des archétypes et des rêves pourrait aboutir à ce spectacle. Une longue mythologie imprononcée.
C’est un geste de constructeur, celui du raconteur d’histoires. C’est-à-dire que nous sommes bousculés, mais pas par un édifice qui s’effondre et nous prend dans sa chute. Plutôt, c’est une structure qui s’érige et nous implique dans son chantier.
Ce qui renforce le plus cette idée, qui confère aussi toute sa force d’évocation au spectacle, c’est sûrement la scénographie. Il y a l’escalier monté sur roulette, l’estrade, les tabourets, la petite niche et plein de choses, mais il y a surtout une pièce maîtresse : un fantastique paravent. Grand, en planches de bois épaisses et trois ou quatre portes. Il est sans cesse déplacé et malmené : ouvert, fermé, claqué, tapé. Il découpe l’espace pour chaque nouvelle scène, ses portes créent des chorégraphies incongrues et des surprises. En outre, il est inégalitaire : il cache certains éléments à la moitié du public, pour les montrer à l’autre, et les tableaux prennent un aspect bien différent, se comprennent différemment, suivant la place dans les gradins. Le paravent était sûrement la meilleure solution pour donner vie à ce monde instable et aberrant : il est à la fois léger et imposant, mobile et rigide. Comme j’ai aimé ce paravent. Merci au paravent.
Il y a eu encore beaucoup de rires tout au long du spectacle. Augustin Rebetez a une forme de subversion efficace parce que jamais très sérieuse. Son enfer est comique, sautillant, ses démons font peur et rire à la fois. C’est le rire carnavalesque de Rabelais, une grande fête auquel tout le monde prend part, un tourbillon irrésistible contre tout ce qui nous restait de certitude. Rentrer au volcan, c’est laisser ce feu nous consumer.
Si l’on veut prolonger la métaphore du volcan, on peut se souvenir comment les débris des explosions rendent la terre fertile. Les civilisations naissent aux abords des volcans. J’ai en tête le dernier tableau du spectacle. Un long ruban de papier perforé fait son chemin sur la scène et passe le long d’une sorte de machine à pédales. Un homme allongé pédale et une mélodie douce commence une longue course. Un air enfantin, au cœur d’une instrumentation qui va crescendo. Petit bande fragile de papier déroulé qui finit sa course dans les mains de la femme du début, voilée comme au milieu d’un désert. Elle semble scruter les étoiles à travers les petits trous du ruban. Au pied du volcan, la terre encore chaude est déjà constellée de verdure.
J’ai aimé la violence du début, la douceur de la fin. Je ne crois pas qu’elles soient véritablement antinomiques. Ils s’inscrivent dans un processus, un cycle fait d’éruptions et de floraison. On y mettra les mots qu’on veut. Le spectacle est très ouvert, très peu de choses sont réellement dites. Augustin Rebetez n’aurait pas les mêmes mots que moi, sûrement. Il aurait évité la lourdeur d’une métaphore filée, sans doute. Mais je crois qu’il ne demande qu’à ce qu’on parle de cette expérience. Non pas pour comprendre, mais pour la remplir d’histoires différentes.