Par Suzanne Crettex
Une Énéide / d’après L’Énéide de Virgile / conception et mise en scène Sandra Amodio / texte et adaptation Sébastien Grosset / La Grange de Dorigny / du 3 au 5 décembre 2015 / plus d’infos
« Toute une foule se ruait et venait se répandre sur la rive : des femmes, des hommes, les corps des héros magnanimes, des fils, des filles […] Mais le sombre passeur prend les uns, puis les autres ». Récité par une voix off, cet extrait de L’Enéide de Virgile fait étrangement écho « au récit de milliers de migrants qui échouent au large de Lampedusa et aux frontières de l’Europe », selon les mots de Sandra Amodio – metteuse en scène du spectacle joué actuellement à La Grange de Dorigny.
Cette réalisation originale baptisée sobrement Une Enéide, produite en collaboration avec Sébastien Grosset pour le texte, réactualise le grand poème épique de Virgile, composé originellement à la gloire de l’empereur Auguste. Mais par le choix des extraits du texte latin, toute la dimension politique est gommée ; n’est conservée que l’expérience humaine du déracinement.
Comme pour Enée en route vers l’Italie, c’est l’histoire d’une quête. Mais ici, même si l’on assiste à celle de visages sans noms, sans histoire et sans voix, les personnages ne sont pas moins héroïques que le célèbre Troyen. Comme cherchent à le montrer les deux tableaux du spectacle, la souffrance est intemporelle et se décline de la même manière dans l’atemporalité des Enfers que sur les plages de Lampedusa : « les Pleurs et les Soucis vengeurs y ont posé leur couche ; les pâles maladies et la triste Vieillesse y habitent » de même que « la Crainte, et la Faim, mauvaise conseillère ».
Le premier tableau est construit narrativement par l’intermédiaire d’une voix off, scandant des morceaux choisis de L’Enéide, et rythmant les roulis et les coups de tonnerre. Six acteurs, actionnant devant eux des marionnettes de taille humaine –Sandra Amodio ayant par ailleurs une formation de marionnettiste -, gémissent et sont projetés de part et d’autre de la cale d’un navire, sous les yeux d’un garde-côte au casque de légionnaire romain – à la limite du burlesque. Comme des pantins mécaniques, les personnages n’ont plus d’identité et sont le jouet passif de leur sort : « Je cherche l’Italie. Je parcours la Lybie, dépouillé de ce que je suis, repoussé par l’Europe et l’Asie ».
Ensuite, c’est Leif Erikson le Danois, parti conquérir l’Islande, l’émigrée juive empêchée d’accoster à Cuba, le colon français au Sénégal, le touriste en croisière sur le Costa Concordia, l’autre sur le Titanic, et finalement, une femme rescapée du radeau de la Méduse qui nous racontent leur histoire. Des récits de navires, de mer, de naufrage toujours. De perte d’identité, surtout. Personne ne s’entend, tous se coupent la parole, reprennent les mots de l’un et l’autre et, en écho, les entrecoupent de passages de l’Enéide, « avant de s’engloutir au creux d’un tourbillon ».
Quand la pièce se conclut avec les mêmes phrases que celles avec lesquelles elle avait commencé et que Charon continue irrémédiablement à choisir et à exclure les âmes, on garde l’impression d’un cercle infernal qui ne se terminera jamais. Que la souffrance des âmes damnées de l’Enfer est la même que celle des migrants refoulés et que l’Italie est la terre promise pour Enée et ces derniers, on l’avait bien compris. Mais le pari du spectacle semble manqué puisque le pathos exacerbé convoque toutes les ficelles un peu usées du tragique – gémissements, pleurs, tempête… – , et ne touche pas vraiment le spectateur. Celui-ci n’éprouve que peu d’empathie pour ces âmes perdues. L’expression de la souffrance est en effet mêlée à trop d’informations, de bruits, de chansons, de costumes, de décors et devient par là inaudible. L’idée de rapprocher Virgile de l’actualité était pourtant brillante, mais on échoue nous aussi à la porte des Enfers ; Charon ne nous a pas non plus laissé passer.