Silencio

Silencio

De Julien Schmutz et Robert Sandoz / mise en scène Julien Schmutz / par Le Magnifique Théâtre / Equilibre-Nuithonie / du 3 au 14 novembre 2015 / Critiques par Nadia Hachemi et Chantal Zumwald.


3 novembre 2015

Les grotesques fantômes du futur

©Guillaume Perret

Creuser le passé, déterrer les morts pour comprendre son présent et se projeter vers le futur. Silencio est une pièce hantée, remplie de fantômes dansants. Récit bizarre d’une descendance maudite dans lequel la jouissance de la vie et l’horreur de la mort se superposent dans un spectacle d’une drôlerie macabre et grinçante.

Conter. Dire la vie, la mort aussi : tel est le rôle de Silencio, un inquiétant personnage élégamment habillé et coiffé d’un chapeau haut de forme. Narrateur de l’histoire, magicien qui convoque les fantômes pour écouter leurs histoires, Silencio a le visage de la mort. Un homme, Vasco, se retrouve sur son territoire, un cimetière caché au fond d’une forêt de Panama. Sur le point de mourir de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il est à la recherche de la tombe de sa mère. Pour cela il doit voir défiler l’histoire de sa famille. Véritable poupée russe, l’histoire des ancêtres de Vasco s’enchâsse dans la sienne, pièce de théâtre jouée par des squelettes macabres et riant à gorge déployée sous les yeux du héros.

Tout commence au XVIe siècle avec la première rencontre de ses ancêtres espagnols et indiens Kuna. A travers l’histoire de cette famille particulière c’est dans les méandres des relations entre deux cultures que le spectateur est guidé. Entre les mariages, les morts et les naissances l’intrigue est jalonnée par la construction du canal de Panama et les centaines de cadavres d’ouvriers qu’il a laissés derrière lui. Les occidentaux sont tournés en ridicule et leur histoire est hantée par des milliers de fantômes Kuna, souvenirs de traditions que la famille de Vasco a oubliées. Pans tragiques d’une histoire racontée avec le plus grand humour dans un spectacle où vie et mort se côtoient et s’emmêlent.

Comme dans la tradition du Dia de Muertos mexicaine la mort est inextricablement liée à la vie dont elle est séparée par une moustiquaire métaphorique et poreuse. Régénérescence et décomposition, mort et reproduction se mêlent chez des personnages qui meurent en pleine jouissance. Le décor de cette pièce grotesque allie le macabre à la gaieté grâce à des têtes de morts peintes de couleurs vives et une atmosphère psychédélique, sombre mais transpercée de lumières violentes, jaunes, vertes et violettes. La mort porte les teintes de la vie dans ce spectacle où les scènes du passé sont entrecoupées par des interludes musicaux chantés par la voix rocailleuse de Silencio et dansés par sa troupe de squelettes.

Tragédie du passé oublié, d’une culture partiellement noyée par le canal mais qui ne fait que ressurgir et hanter le protagoniste. Venu exhumer le corps de sa mère afin de pouvoir tester sa moelle osseuse, seul moyen de savoir si son enfant souffrira de la même maladie, Vasco en apprend beaucoup plus. « Il faut savoir d’où l’on vient pour ne pas avoir peur d’où on va » nous dit Silencio. Victime d’une malédiction aussi terrible qu’étrange que des médecins occidentaux ignares ont faussement diagnostiquée, Vasco découvre que l’on ne peut échapper à son futur qui est enraciné dans la vie de nos ancêtres. C’est l’image d’une mystérieuse truie, Aklas, traitée comme un membre de la famille depuis le XVIe siècle qui révèle la clé du passé et du futur du protagoniste. Tout comme Vasco le public a perdu de vue la signification de la mort, comment pourrait-il donc comprendre le rôle de Silencio ?

Si l’homme moderne est torturé par son déracinement qui le coupe de son futur inéluctable, la mort, cette dernière a aussi son fardeau à porter. La fin en queue de poisson révèle au spectateur que la réelle victime n’est pas celle qu’il pensait. Touchant au cœur du problème de la connaissance Silencio laisse le spectateur songeur : aura-t-on les épaules assez larges pour supporter la découverte des secrets de notre passé ?

3 novembre 2015


3 novembre 2015

La voix du silence

©Guillaume Perret

Un Français, descendant d’Indiens Kuna et atteint de la maladie dCreutzfeldt-Jakob est hanté par des rêves récurrents. Il décide de partir à la recherche de sa mère décédée, pour un peu de moelle osseuse. Son voyage va l’amener dans le cimetière français de Catoun, dans la forêt panaméenne.

Ambiance peu rassurante sur le plateau de Nuithonie : cimetière, crânes, croix, dans une atmosphère brumeuse digne des landes du Devonshire qui rappelle le fameux Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle. De l’obscurité vaporeuse émane une silhouette masculine habillée d’un chapeau haut-de-forme, et d’une redingote noire sur une chemise blanche. D’un certain âge déjà, élancé et distingué, il tient une canne munie d’un pommeau à tête de mort. Le Français nouvellement débarqué lui demande de l’aider à retrouver sa mère dans ce cimetière, mais le vieil homme choisit plutôt de lui révéler l’histoire de ses ancêtres. De sa voix gutturale et métallique de death metal, il chante dans son micro de crooner : « Pour savoir où tu vas, tu dois savoir d’où tu viens » et « l’histoire doit faire son lit en toi ».

A l’aide d’un peu de poudre magique, ce gardien de cimetière, Silencio, un vieux griot, fait voir mystérieusement au Français l’histoire de ses origines : elle remonte à février 1594, alors que « la vague de l’océan déposait sur le sable des hommes blancs ». Ces hommes, les conquistadors espagnols, cherchent à posséder tout ce qu’ils peuvent. Les Indiens, naïfs et crédules, jouent au dé – effectivement un jeu composé d’os – les babioles qu’ils pourraient obtenir des blancs. Le jeu finit mal : un mari parie son propre enfant et le perd ! De ce drame familial, la mère ne se remettra pas et l’homme va entretenir une relation de substitution avec un animal domestique. L’enfant perdu au jeu est emmené en Espagne où il sera présenté comme une bête de foire au « cerveau atrophié », qui a « la couleur et l’odeur du diable »! Malgré cela, il ne manquera pas de séduire une jeune noble. Chassés, ils s’installent à Dunkerque. S’ensuivent maintes aventures rocambolesques qui viendront teinter d’exotisme le fleuve des histoires sacrées que raconte le vieil homme.

Ce spectacle est parsemé de références historiques, comme la construction du canal de Panama : l’arrière-grand-père du personnage principal n’est autre que Ferdinand de Lesseps, alors que son grand-père est un dictateur de ce pays. D’autres singularités qui mêlent Histoire et fiction attendent le spectateur, comme la présence fictive du dramaturge canadien Michel Tremblay.

Les sept interprètes portent des demi-masques qui leur permettent de tenir une cinquantaine de rôles. Seuls deux d’entre eux gardent la même identité du début à la fin du spectacle : le Français et le conteur.

Les costumes mélangent la sobriété des couleurs ocre et noire et le raffinement du détail. Ils jouent sur l’évocation symbolique : pans de tissus sur une jupe courte pour signifier les longues robes des élégantes, le chapeau d’explorateur ou encore le haut col fraise typiquement espagnol du début du XVIIème siècle.

Ce voyage à travers les époques, inspiré d’un rituel mortuaire malgache qui mêle dégénérescence et malédiction familiale n’a pourtant rien de macabre : il surprend par son texte poétique, par les danses et le rythme joyeux des chants, clin d’œil à la comédie musicale. Son metteur en scène, le Fribourgeois Julien Schmutz, s’est particulièrement inspiré de ce « réalisme magique » propre à l’auteur colombien Gabriel Garcia Marquez qui mélange, dans son univers romanesque, fantasme, rêve et réalité quotidienne. D’ailleurs, tout comme le célèbre titre de l’auteur Cent ans de solitude, cette production retrace une saga familiale et ses confrontations aux drames et à la mort qui inéluctablement termine toute vie.

Ce spectacle est un régal auditif, visuel et intellectuel, dans lequel les valeurs et les erreurs humaines sont présentées avec beaucoup d’ironie. Ce moment magique a illuminé les yeux des spectateurs tout au long de la soirée, et au-delà.

3 novembre 2015


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