Par Simon Falquet
El Triunfo de La Libertad / de La Ribot, Juan Dominguez et Juan Loriente / Théâtre de Vidy / du 20 au 21 novembre 2015 / plus d’infos
J’étais d’accord avec mon collègue Basile en sortant voir la pluie à la fin du spectacle. Mais avant de vous expliquer sur quoi nous étions d’accord, laissez-moi vous parler du couple qui vient au même moment nous demander un briquet. Je les félicite d’avoir fait partie du groupe des courageux qui ont décidé de rester jusqu’au bout. Ils n’ont pas tout à fait décidé, finalement, ils nous confient qu’ils étaient surtout coincés dans les rangs du fond. C’était minimaliste, on a trouvé long mais long, enfin on aime bien, mais là on finit par comprendre le truc, une heure c’est long tout de même, enfin c’est fait pour mais voilà, moyen moyen, payer pour ça, il aurait fallu plus de ci.
Il se passe, je crois, quelque chose d’intéressant dans la critique clope devant la porte des théâtres. Alors qu’un grand nombre d’artistes insistent pour malmener le pacte qui les lie aux spectateurs, ces derniers se voient de plus en plus piégés, contraints de réagir avant tout au postulat de l’artiste. La question est : on adhère, ou pas ? Il s’est passé la même chose la semaine dernière au sortir d’un spectacle de Castellucci. Les discours semblent piégés à l’entrée de ce portail que nous dresse l’artiste. On entre, ou pas ? Dans le cas d’El Triunfo De La Libertad, Basile et moi sommes entrés, mais comment défendre ce choix ? Ce n’est pas défendable, c’est même à peine discutable, ce n’est même pas un dilemme du prisonnier. C’est juste, dans les premières minutes, un peu de notre confiance qu’on choisit de donner, ou pas. Tant que le discours s’arrête là, au pacte de lecture, il n’y aura rien de fécond, ce sera comme discuter les règles d’un jeu sans vouloir y jouer.
Finalement, ce couple rentrera dormir et nous aussi. Nous ne vivons pas de ça. Pourtant, ce phénomène se répétera souvent, qui continuera d’obstruer les réflexions et les discussions sur le théâtre. Pourtant, cet appauvrissement du discours n’est peut-être pas entièrement le fait du spectateur. Cela, je l’ai soupçonné un peu par hasard, peut-être même par erreur, quelques minutes après le début de la pièce. Cela semble triste ou drôle, mais mon hasard, mon erreur, c’est d’avoir réellement apprécié la mise en scène, d’avoir passé un moment agréable. Je ne dis pas ça pour tourner mes phrases : je crois bien que le but de l’installation minimale qu’étaient ces quatre prompteurs faisant défiler du texte pendant une heure, ce n’était pas de nous plaire tout à fait. On cherche la contrainte, on cherche à gêner, à embêter. Il devait s’instaurer nécessairement un conflit ou un rapport de pouvoir, quelque chose d’une confrontation entre les trois artistes et les quelques spectateurs.
Pourtant, j’ai aimé suivre le défilement des mots comme on suit la pluie jusque dans la bouche d’égout. Quelque chose de paisible et de pressé à la fois. Les variations lumineuses et sonores enrobaient les mots et l’histoire sans les gâcher, avec assez de discrétion. L’obscurité était un flottement vague qui se transformait avec lenteur, tandis que l’éclat des LEDS nous pénétrait sans aucune agressivité. Pas d’excès lyrique, pas d’absolu dans les noirs : un équilibre bien maîtrisé. J’avais le corps détendu et attentif, je n’ai ni bâillé, ni regardé ma montre. Le silence avait valeur de paix, la paix des acteurs bavards qu’on a tenus loin.
Je comprends ceux qui ont quitté le spectacle au milieu. Sans leur avoir demandé pourquoi, je crois comprendre. Ils n’ont pas été plus stupides qu’un autre. Ils ont un avis sur la pièce, ils n’ont pas détesté et ils sauraient nuancer leur point de vue. Ils sont comme ce couple qui fumait, qui comprenait la démarche sans pour autant l’approuver toujours. Ce qui me trouble, et ça va même finir par m’agacer à force d’y penser, c’est cette conviction que tout ce jeu était voulu. Les spectateurs mécontents ont été exemplaires, tandis que Basile et moi figurons parmi les maladroits à avoir pris le spectacle à contre-temps. Pour me convaincre du contraire, il faudra m’expliquer un certain nombre de choses. Le ton sarcastique des phrases qui nous sont adressées sur le prompteur, les questions teintées d’une ironie condescendante (« pourquoi viens-tu au théâtre ce soir ? »), et surtout leurs réponses (« Parce que demain je vais au cinéma. »). Quels que soient l’histoire racontée dans le spectacle, le message à faire passer ou même la mise en scène, il y a derrière cela une posture claire de l’artiste : il attaque le spectateur.
On attaque le spectateur. Ce dernier est forcé de réagir puisqu’on veut l’impliquer directement. La question revient : j’adhère, ou pas ? Soit je refuse d’être cet individu que l’artiste pointe du doigt et caractérise, soit j’accepte humblement, et me laisse enseigner. Il y aura une histoire, au final, un message. Mais peut-on être sûr que c’est vraiment là-dessus que portera la discussion ? Est-ce que c’est ce qu’on retiendra ? Non : le couple est resté figé sur cet affrontement, ils ont trouvé l’histoire vague et n’ont pas vraiment cherché à comprendre. Je pense qu’ils ne chercheront pas plus par après, et qu’ils en parleront surtout comme d’une « pièce faite de sous-titres ». Et je ne parle même pas de ceux qui ne sont pas restés jusqu’à la fin. Ceux-là ne se sont même pas rendu compte qu’une histoire était en train d’être racontée.
Il y a bien une histoire. On entrecroise des épisodes de la Révolution française tout juste accomplie, la lune de miel d’un couple de classe moyenne dans un hôtel des Caraïbes et des considérations imaginaires sur une météo inchangée pour les siècles à venir. Ces épisodes servent à traiter un thème principal : celui de la liberté. Vieille de deux cents ans, cette liberté fait aujourd’hui l’objet de questionnements. Nous nous sommes battus pour elle, mais à quoi ressemble aujourd’hui la société qui célèbre son triomphe ? Un monde sans drame, aseptisé et immobile. La critique court dans la description des aventures du jeune couple médiocre, dans des citations sur la naissance de l’ennui et de la vacuité au XIXe siècle, jusque dans la météo qui ne change plus d’humeur.
Le texte se lit avec plaisir, en partie grâce au dispositif scénique auquel il s’ajuste très bien. La problématique soulevée m’intéresse. Le message et la prise de position de ces trois artistes m’ont toutefois particulièrement déçu. Et c’est là qu’il faut se débarrasser du piège dans lequel on nous a entraînés. La question de l’adhésion au parti pris scénique de l’artiste est tellement envahissante, qu’on croit que dire « oui » revient à adhérer également au message, et vice versa. Pourtant, le texte peut faire l’objet d’un discours critique totalement détaché de la mise en scène.
L’ironie du texte est portée sur la société actuelle (société consumériste globalisée néo-ceci ultra-cela) et sur le spectateur comme son représentant dans la salle de théâtre. Quant aux artistes, ils sont quelque chose qui volette au-delà, qui regarde de haut. Si je crois qu’une telle posture est inféconde, ce n’est pas un jugement éthique (« vous ne valez pas mieux que nous »), même s’il y aurait à dire de ce côté-là aussi. Je crois que c’est ce qui a contribué à fermer totalement le discours (pourquoi les critiques de cette pièce présentent-elles ce discours comme ouvert?) sur un message précis qui prend l’allure d’une leçon qu’on donne. C’est ce qui contribue à appauvrir le traitement des deux amoureux dans leur hôtel : condescendant, mais surtout réducteur. Le propos tend à réduire la réalité à une idée, quelques impressions, à la moquer sans faire le geste de l’interroger vraiment. Le problème n’est pas de rire. Le problème, c’est quand le rire ne sert plus à éclater en fragment une réalité qu’on présentait comme unique, mais au contraire à unifier une réalité plurielle pour lui faire obéir à notre discours satirique. Ce rire-là est stérile.
Ce rire-là est stérile. Il n’est qu’une stratégie rhétorique comme une autre pour faire accepter une position. Il manipule des clichés, ou les fabrique. Il nous dit que notre monde se résume à ci ou ça. Pourquoi viens-tu au théâtre ce soir ? Pour entendre dire que le monde est plus complexe que ci ou ça. Le langage est déjà bien assez fasciste. Je n’ai pas besoin d’un discours qui s’enferme dans un sens ou un autre, mais d’un discours qui s’ouvre aux possibles de l’existence. Ce couple aux Caraïbes, tout le monde le connaît, le connaissait déjà avant le spectacle. Qu’en avons-nous dit de plus ? Pourquoi viens-tu au théâtre ce soir ? Pour qu’on me dise que j’ai trop souvent moqué ce couple sans le comprendre. Ils ne sont pas tout le monde. Ils ne sont pas l’autre couple, celui qui fumait. Ça ne les rend pas moins risibles, mais ça doit nous rendre plus exigeants face à notre propre jugement. Pourquoi viens-tu au théâtre ce soir ? Parce que je paie pour qu’on soit exigeant envers moi. Mais l’exigence, ce n’est pas se poser contre le spectateur. C’est lui vouloir du bien, mais le vouloir difficile.
Pourquoi viens-tu au théâtre ? Pour exercer mon œil à voir, mon oreille à entendre. On ne m’a pas déçu. J’ai encore des interrogations, je suis encore curieux de l’expérience que j’ai eue. Le vrai discours sur la liberté résidait dans la mise en scène. Il y a beaucoup à dire là-dessus, sur ce point on m’a donné matière à réflexion. Mais je n’ai pu y accéder qu’en laissant de côté les piques qu’on me lançait et en faisant semblant d’oublier que ces gens me prenaient pour le spectateur que je ne suis pas.
Il y en a sûrement eu d’autres comme Basile et moi, le cul entre deux chaises. Peut-être plus que ce que j’imagine. On pourrait me reprocher d’avoir pris pour exemple des spectateurs médiocres ou de mauvaise foi, alors qu’il faudrait peut-être se baser plutôt sur un quelqu’un d’objectif et de cultivé pour que la réception soit plus proche de l’intention de départ. Mais à qui s’adresse-t-on vraiment ? La Ribot, Juan Dominguez et Juan Loriente voulaient d’un spectateur qui s’impatiente, qui se sente mis à nu quand la réponse à la question est « parce que demain je vais au cinéma ». Basile et moi avons été les cancres dans l’histoire, ce qui ne nous change pas de l’ordinaire, mais qui rend pour le coup la situation un peu triste, finalement. J’étais parti pour dire beaucoup de bien de ce spectacle (nous étions sortis enthousiastes), mais cette impression dérangeante prend de plus en plus de place. L’impression d’avoir vu quelque chose de beau, mais dirigé contre nous. « Je crois que ça aurait été un geste fort que personne n’applaudisse à la fin. Ça aurait fait passer un message je trouve », nous disait cette femme en écrasant son mégot à la sortie du théâtre. Les médiocres restent médiocres, les bourgeois des bourgeois, et l’artiste a cru prouver quelque chose. Pourquoi viens-tu au théâtre ce soir ? La vérité, c’est que je viens parce que je suis nul. Je suis assez malin pour m’en rendre compte tout seul. Je viens au théâtre pour qu’on me montre des choses, pour apprendre, pour être nul un petit peu moins. Pas pour qu’on me fasse la morale.