Mamma Helvetia (un rapport familial)
Un projet de Georg Scharegg et Theater Chur / mise en scène Georg Scharegg / La Grange de Dorigny / du 20 au 22 novembre 2015 / Critiques par Deborah Strebel et Fanny Utiger.
20 novembre 2015
Par Deborah Strebel
La Suisse, une famille pas comme les autres
Qu’est-ce que la Suisse ? Un petit pays au milieu de l’Europe, reconnu pour sa démocratie et ses banques ? Et si c’était une grande famille ? Georg Scharegg et sa troupe ont mené l’enquête. Pendant un an, ils ont parcouru tout le pays, des endroits les plus reculés aux plus urbanisés. Mamma Helvetia est le fruit de leurs recherches.
Politique, histoire, actualité, la pièce aborde la Suisse sous divers aspects et traite de thèmes aussi variés que l’urbanisme, l’octroi des subventions culturelles ou encore la notion de « village ». Joué dans les quatre langues nationales, le spectacle semble donner la parole à chaque région linguistique, et révèle les différents points de vue de ses habitants.
Un gros bloc rectangulaire, fermé par une porte dont les deux pans s’ouvrent en glissant sur le côté comme un ascenseur, est disposé au milieu de la scène. Un ruban rouge est étendu de cour à jardin. Diverses personnalités, vêtues de chaussures de marche et de polaires grises proposent, chacune leur tour, une brève allocution. Il s’agit de l’inauguration du musée du tunnel du Gotthard. Le tunnel, dont les travaux ont débuté en 1996, relie, de Erstfeld à Bodio, la Suisse alémanique avec le Tessin, autrement dit le Nord avec le Sud. Cette festivité est un excellent prétexte pour réunir des habitants issus de toute la Suisse.
Puis cette imposante masse carrée est décomposée tout au long du spectacle. Il s’agit en réalité de cadres, sur roulettes, superposés les uns aux autres. Chacun de ces cadres propose un mini décor (avion, dortoir, bistrot). Ils sont mobiles et peuvent être tirés ou poussés. Ce principe de « poupée russe » permet de multiplier les lieux. Le décor se met alors au service du discours, notamment lors d’une brillante scène dans laquelle les personnages tentent de trouver des solutions pour aménager au mieux le territoire. Chacun déplace son cadre en réfléchissant où l’installer. À la fin de la pièce, le carré est reconstruit et adopte une forme compacte et rectangulaire. Ce bunker iconique symbolise avec intelligence la crainte des Suisses face à l’Union européenne, ultime thématique abordée.
Ponctué de chants traditionnels, citant des grands noms de la littérature suisse tels que Charles Ferdinand Ramuz et Plinio Martini, explorant des sujets susceptibles de toucher l’ensemble des Helvètes, comme l’armée ou Pro Helvetia, Mamma Helvetia tente de chercher quel est le dénominateur commun du pays. Ode toutefois à sa pluralité linguistique et culturelle, ce spectacle rythmé et coloré offre un regard critique et engagé sur la Suisse.
20 novembre 2015
Par Deborah Strebel
20 novembre 2015
Par Fanny Utiger
Intra-muros Helevetiae
Tout y est, ou presque. Voyage, avec Mamma Helvetia, dans la Suisse, la belle et la moins belle, entre l’appréhension de son avenir et le souci du respect de ses traditions.
« D’abord je me sens Lausannoise, puis Vaudoise, puis francophone… et enfin je me sens Suisse », dit une des actrices, Lausannoise le temps seulement de quelques déclarations. S’il y a une chose que Georg Scharegg a cernée, c’est que l’identité suisse est peu développée pour bon nombre d’Helvètes. Quatre langues nationales nous divisent, et le fédéralisme n’aidant pas, on se retrouve davantage dans des cultures régionales ou cantonales – quand on n’est pas au contraire aspiré par celles de nos voisins européens. Mamma Helvetia tente donc de réunir ce qui véritablement fait la Suisse, au croisement de grandes questions et de petites anecdotes.
Du bonnet Crédit Suisse à la peluche Globi, des accoutrements folkloriques au botte-cul pour la traite… et du Gothard au secret bancaire en passant par les problèmes de surpopulation, Mamma Helvetia est bien une pièce typiquement suisse. On y trouve, effectivement, nombre d’aspects qui nous touchent ou du moins nous concernent tous, quel que soit le côté de la Sarine duquel on vient. Ce qui reste plus suisse encore, outre une apparente unicité autour de tels sujets, c’est bel et bien un plurilinguisme dont on ne se défait pas. C’est ainsi que la pièce de Scharegg est jouée, et chantée, en suisse-allemand, en français, en italien et, bien qu’il soit difficile à repérer, en romanche. Sans réelle trame narrative, ce n’est pas le but, différents tableaux se suivent avec fluidité, et au sein de ceux-ci mêmes on passe de langue en langue et d’un dialecte à un autre. Ce pari, largement mis en avant, est relevé, en allant jusqu’à respecter les proportions réelles de ces idiomes, ce qui nous rappelle d’ailleurs, à nous autres Romands, la place considérable qu’occupe dans notre pays ce suisse-allemand que l’on ne nous apprend pas. Ne manquent que des variations d’accents en français, probablement peu faciles à réaliser pour des comédiens non-francophones (n’oublions pas que cette production est l’œuvre du Théâtre de Coire), mais qui auraient été les bienvenues auprès d’inflexions sensiblement différentes dans les langues de Goethe et de Dante.
Ou plutôt, de celles de Jeremias Gotthelf et Plinio Martini. C’est lors d’un tableau qui mêle ces deux écrivains à Charles-Ferdinand Ramuz que ce brassage des langues fonctionne le mieux. Dans un medley littéraire plurilingue, est abordée la difficulté de la vie montagnarde, pour un moment confus en apparence, fort intense néanmoins. Est-ce dû au contraste de la langue littéraire après des bribes de conférences, de courts dialogues et de multiples phrases-choc ? Possiblement. L’arrangement des trois textes romanesques – Ueli der Knecht, Il fondo del sacco, Derborence – est en tout cas très bien agencé.
Si une unicité langagière, souvent par là même culturelle, est impensable en Suisse, comment, autour de quoi notre identité commune – encore qu’elle soit nécessaire, mais la question n’est pas là – peut-elle se construire ? A l’heure où les symboles nationaux sont laissés à l’extrême droite dans la majorité du monde occidental, il semble difficile justement de l’établir sans patriotisme insistant. Mamma Helvetia use de certains emblèmes, frôle parfois le cliché. Mais ce n’est pas par ces divers stéréotypes que la thématisation de l’unité suisse se fait ressentir. Au contraire, d’ailleurs, car en quoi du jodle et des costumes appenzellois parlent-ils à des Romands ? La Suisse aujourd’hui se réunit donc autour d’autre chose : la dizaine de tableaux qui, de l’aménagement du territoire aux relations avec l’Union européenne, traite des enjeux géopolitiques et culturels que rencontre le pays, représente bien ce qu’il est véritablement. C’est avec une ironie habilement maîtrisée que la pièce, malgré quelques passages un peu brouillons, met le doigt sur ces suites de problèmes, bien plus suisses qu’Heidi, Peter et leurs amis.
20 novembre 2015
Par Fanny Utiger