Par Waqas Mirza
Frères Ennemis (La Thébaïde) / de Jean Racine / mise en scène Cédric Dorier / La Grange de Dorigny / du 11 au 15 novembre 2015 / plus d’infos
Cédric Dorier lève la poussière sur la famille maudite des Labdacides et insuffle à la tragédie du Grand Siècle une tonalité de série-télé. Deux frères ennemis se déchirent sur un plateau où la tension entre classique et moderne est artistement exploitée. Par un jeu habile d’anachronismes, la compagnie Les Célébrants prouve que l’œuvre de Racine a su rester intemporelle.
Pour une pièce vieille de 400 ans, autant dire tout de suite que ces derniers jours La Thébaïde de Racine ne faisait pas son âge : Antigone en baskets et pull à capuche, Étéocle affublé de bijoux bling-bling, Jocaste en robe de soirée vintage. La compagnie relègue aux oubliettes les hauts-de-chausses et les pourpoints, et a fortiori les toges et autres sandales traditionnelles. Pas de cuirasse pour le roi qui doit se contenter d’un costume militaire contemporain.
Les spectateurs prennent place dans une atmosphère lugubre. Pas de rideaux. En guise de scène, un plateau aux allures de bunker militaire. Une femme est affalée sur une table et attend que le silence s’installe. Les poutres apparentes du toit absorbent les bribes insolentes des derniers bavards. Enfin, tout le monde se tait en face de ce grenier qui se prend pour une forteresse. La pièce peut enfin commencer.
L’interphone sonne, le bruit réveille Jocaste en alarme. Thèbes est en guerre depuis six mois, et même la reine semble manquer de vivres. Pourtant, personne ne se sert des jerricanes d’eau ; ils préfèrent tous s’abreuver au minibar. De l’autre côté de la scène, des piles de boites débordantes d’archives encombrent l’espace. Dans un petit coin au fond, quelques tapis orientaux et des coussins pour les scènes intimes… Et une grande table, élément essentiel de la mise en scène puisqu’elle sera tour à tour une mappemonde, puis un buffet dinatoire, avant de devenir le terrain d’un affrontement fraternel. Le combat est minutieusement chorégraphié. Car il y a aussi de la danse dans cette pièce, qui profite d’un petit intermède musical pour laisser à Olympe (Sandrine Girard) et Attale (Christian Robert-Charrue) le soin de préparer avec grâce la scène du repas familial.
Dans cette mise en scène moderne, le seul élément classique qui subsiste est l’alexandrin. Vu l’accoutrement des personnages, le public aurait pu s’attendre à un texte débarrassé de classicisme. Or la compagnie s’attache à respecter les règles de la prosodie. Aucune hésitation dans la déclamation d’e muets et de diérèses qui parsèment le vers racinien. L’aisance est telle que l’archaïsme du discours ne choque absolument pas. On a même parfois le sentiment d’assister à l’enregistrement d’un épisode pour le petit-écran. La lutte à torse nu entre Étéocle (Raphaël Vachoux) et Polynice (Richard Vogelsberger), ou encore les baisers incestueux avec Antigone (Claire Nicolas) ne sont pas sans évoquer une certaine série médiévale américaine. D’autres scènes comiques dignes des sitcoms domestiques rassemblent toute la belle famille damnée: Jocaste (Carmen Ferlan) et ses enfants, Créonte (Denis Lavalou) et son fils Hémon (Jean-François Michelet). Il y a au fond un petit air d’Hollywood dans cette production, qui pourra même séduire les scolaires s’ils appréhendent la sortie au théâtre.