Par Fanny Utiger
Mamma Helvetia (un rapport familial) / un projet de Georg Scharegg et Theater Chur / mise en scène Georg Scharegg / La Grange de Dorigny / du 20 au 22 novembre 2015 / plus d’infos
Tout y est, ou presque. Voyage, avec Mamma Helvetia, dans la Suisse, la belle et la moins belle, entre l’appréhension de son avenir et le souci du respect de ses traditions.
« D’abord je me sens Lausannoise, puis Vaudoise, puis francophone… et enfin je me sens Suisse », dit une des actrices, Lausannoise le temps seulement de quelques déclarations. S’il y a une chose que Georg Scharegg a cernée, c’est que l’identité suisse est peu développée pour bon nombre d’Helvètes. Quatre langues nationales nous divisent, et le fédéralisme n’aidant pas, on se retrouve davantage dans des cultures régionales ou cantonales – quand on n’est pas au contraire aspiré par celles de nos voisins européens. Mamma Helvetia tente donc de réunir ce qui véritablement fait la Suisse, au croisement de grandes questions et de petites anecdotes.
Du bonnet Crédit Suisse à la peluche Globi, des accoutrements folkloriques au botte-cul pour la traite… et du Gothard au secret bancaire en passant par les problèmes de surpopulation, Mamma Helvetia est bien une pièce typiquement suisse. On y trouve, effectivement, nombre d’aspects qui nous touchent ou du moins nous concernent tous, quel que soit le côté de la Sarine duquel on vient. Ce qui reste plus suisse encore, outre une apparente unicité autour de tels sujets, c’est bel et bien un plurilinguisme dont on ne se défait pas. C’est ainsi que la pièce de Scharegg est jouée, et chantée, en suisse-allemand, en français, en italien et, bien qu’il soit difficile à repérer, en romanche. Sans réelle trame narrative, ce n’est pas le but, différents tableaux se suivent avec fluidité, et au sein de ceux-ci mêmes on passe de langue en langue et d’un dialecte à un autre. Ce pari, largement mis en avant, est relevé, en allant jusqu’à respecter les proportions réelles de ces idiomes, ce qui nous rappelle d’ailleurs, à nous autres Romands, la place considérable qu’occupe dans notre pays ce suisse-allemand que l’on ne nous apprend pas. Ne manquent que des variations d’accents en français, probablement peu faciles à réaliser pour des comédiens non-francophones (n’oublions pas que cette production est l’œuvre du Théâtre de Coire), mais qui auraient été les bienvenues auprès d’inflexions sensiblement différentes dans les langues de Goethe et de Dante.
Ou plutôt, de celles de Jeremias Gotthelf et Plinio Martini. C’est lors d’un tableau qui mêle ces deux écrivains à Charles-Ferdinand Ramuz que ce brassage des langues fonctionne le mieux. Dans un medley littéraire plurilingue, est abordée la difficulté de la vie montagnarde, pour un moment confus en apparence, fort intense néanmoins. Est-ce dû au contraste de la langue littéraire après des bribes de conférences, de courts dialogues et de multiples phrases-choc ? Possiblement. L’arrangement des trois textes romanesques – Ueli der Knecht, Il fondo del sacco, Derborence – est en tout cas très bien agencé.
Si une unicité langagière, souvent par là même culturelle, est impensable en Suisse, comment, autour de quoi notre identité commune – encore qu’elle soit nécessaire, mais la question n’est pas là – peut-elle se construire ? A l’heure où les symboles nationaux sont laissés à l’extrême droite dans la majorité du monde occidental, il semble difficile justement de l’établir sans patriotisme insistant. Mamma Helvetia use de certains emblèmes, frôle parfois le cliché. Mais ce n’est pas par ces divers stéréotypes que la thématisation de l’unité suisse se fait ressentir. Au contraire, d’ailleurs, car en quoi du jodle et des costumes appenzellois parlent-ils à des Romands ? La Suisse aujourd’hui se réunit donc autour d’autre chose : la dizaine de tableaux qui, de l’aménagement du territoire aux relations avec l’Union européenne, traite des enjeux géopolitiques et culturels que rencontre le pays, représente bien ce qu’il est véritablement. C’est avec une ironie habilement maîtrisée que la pièce, malgré quelques passages un peu brouillons, met le doigt sur ces suites de problèmes, bien plus suisses qu’Heidi, Peter et leurs amis.