De choses à d’autres

Par Justine Favre

Conférence de choses – L’intégrale / de François Gremaud / avec Pierre Mifsud / 2b company / L’Arsenic / 15 novembre 2015 / plus d’infos

©2b company
©2b company

Imaginée en 2013 par François Gremaud, coécrite et jouée par le comédien Pierre Mifsud, la version intégrale de Conférence de choses a eu lieu ce dimanche 15 novembre au théâtre de l’Arsenic, après neuf représentations partielles de précisément 53.333 minutes chacune dans divers lieux de la région lausannoise.

Plaisir d’apprendre

« Tu crois qu’on va réussir à rester toute la durée du spectacle? », s’interroge anxieusement une jeune femme à l’entrée du théâtre. Il est dix heures, c’est une belle matinée d’automne, et une poignée d’hommes et de femmes de tous âges sont réunis pour assister à une conférence qui n’en a que le nom, et qui va s’étendre sur huit heures sans interruption. L’appréhension, légitime, tombera bien vite pourtant, dès les premières minutes de la performance.
L’expérience (difficile de qualifier mieux cet objet scénique non identifié) se déroule dans une pièce de taille moyenne, sans estrade. Au fond, le technicien et son appareillage technique. Devant, une table et un siège pour le moins austères, ceux du « conférencier ». Au centre, une série de poufs noirs, et un cercle de chaises orange: on nous avertit que nous pouvons choisir, selon ce qui nous paraît le plus confortable. On ajoute que nous pouvons sortir et entrer à loisir, mais que si toutes les places sont occupées, il faudra attendre que l’une d’elles se libère. Je me cale dans un pouf, et je patiente.
Un homme un peu chauve et penaud, si discret que je ne l’avais pas vu entrer, nous remercie d’être là en quelques phrases banales. J’attends le comédien. Ce n’est qu’après trente secondes que je comprends que c’est lui, le comédien. D’une voix douce et agréable, sans aucun jeu superflu, il raconte. Des choses. Pourquoi les vieux Indiens sont si nonchalants, de quoi est formée une comète, qui a tué René Descartes, qu’est-ce que le non-être chez Démocrite.
Très vite, je pressens qu’il est en train de se passer un évènement, et que j’ai bien fait de « sacrifier » mon dimanche pour m’enfermer ici. Le public, encore assez peu nombreux mais qui grossira au fil des heures, au gré des allées et venues, écoute avec attention. Tout le monde est pendu aux lèvres du comédien, ne rate pas une miette de ce qui est dit, même quand les bribes de savoir égrenées semblent anecdotiques ou dénuées de profondeur. Comme des enfants sages, nous absorbons ce qui est énoncé. Nulle passivité pourtant. Le public réagit, acquiesce, rit aux plaisanteries. Lorsqu’un individu est pris à partie par le conférencier, il répond volontiers. Les distances qui habituellement existent entre la réalité et le médium sont réduites au minimum, et de fait, le plaisir d’apprendre est bien là, précédant celui de la représentation.

Degré zéro de la contrainte

La question d’ailleurs se pose de savoir s’il s’agit encore d’une représentation, tant le rapport du public au comédien diffère du cadre classique. Le plus souvent, il existe, même implicitement, une verticalité des liens qui lient le second au premier: les acteurs mènent le jeu, et le public, passif, est en quelque sorte contraint de recevoir la pièce. Il n’est pas en droit de bouger, de sortir s’il en ressent l’envie. Souvent il est assis sur des sièges inconfortables, dans la pénombre, lorsque les acteurs sont en pleine lumière. Ici, au contraire, tout se passe pour que les deux instances soient mises sur le même plan. Le conférencier voit son audience, il réagit selon ses réactions, joue avec eux plus que pour eux. Tous ces éléments, ajoutés à l’immense liberté de mouvement qui nous est octroyée, nous donnent un étrange sentiment de puissance, inusuel dans l’expérience théâtrale habituelle. Quand bien même nous ne faisons qu’absorber des connaissances, il semble que nous soyons aussi actifs que le comédien. Mieux que ça, nous sommes privilégiés par rapport à lui, qui, tel un coureur de fond, soumet son corps et ses facultés mentales à rude épreuve.

Un jeu sans fin

Mais tout cela ne nous dit rien encore de l’objet de la conférence. A n’en point douter, l’habile tissage de Pierre Mifsud, étourdissant de densité, ne se laisse pas résumer, et c’est bien là que résident les enjeux de la performance. L’acteur, en ouvrant une multitude de parenthèses explicatives sans en refermer aucune, emmène dans une dérive sans fin dans les méandres du savoir, de l’histoire du cinéma à la géométrie, de la littérature à la biologie, passant naturellement de la plus microscopique anecdote de vacances à la réflexion la plus générale sur le Beau, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Sans jamais réfléchir sur ce qu’il est en train de nous proposer (tout discours métatextuel est absent), l’acteur nous amène à réfléchir librement sur l’effet produit par cette vertigineuse plongée dans le savoir.
C’est insidieusement, au gré des sujets, que se glissent des indices sur ce qui est en train de se passer. Comme si de rien n’était, le conférencier nous explique ce qu’est la théorie des ensembles, le ruban de Möbius, les systèmes d’enclavement, l’étymologie du mot baroque ou le fonctionnement du World Wild Web. Et effectivement, chacun de ces thèmes illustre un pan du projet de Conférence de choses. Car ce qui se passe devant nos yeux n’est rien d’autre qu’une oralisation du processus de l’hypertexte, comme lorsque sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia nous allons de sujet en sujet, cliquant un peu au hasard sur les liens qui se proposent, créant un réseau enchevêtré et sans fin. Sans en avoir l’air et avec beaucoup d’humour, le comédien nous donne à réfléchir sur la complexité et la beauté de nos systèmes de connaissances, et sur notre capacité à comprendre le monde par analogies.
Au delà de l’impressionnante performance mémorielle de l’acteur, du confort et de la liberté laissées au spectateur, ce qui plaît avant tout dans la pièce, c’est l’impression qu’elle pourrait durer à l’infini, et qu’une vie dépensée à écouter des histoires ne serait pas une vie gâchée. Nous en ressortons comme ivre, avec l’impression euphorique d’avoir vécu mille choses.