Conférence de choses – L’intégrale
De François Gremaud / avec Pierre Mifsud / 2b company / L’Arsenic / 15 novembre 2015 / Critiques par Nadia Hachemi et Justine Favre.
15 novembre 2015
Par Nadia Hachemi
Associations libres
A quel esprit brillant devons nous donc l’invention de la poubelle ? Comment les comètes se forment-elles ? Où peut-on trouver des pissoires pour femmes ? Tant de questions que vous ne vous êtes jamais posées mais dont Conférence de choses vous donnera la réponse.
Un dimanche matin à l’Arsenic, 10h, une salle remplie de poufs auxquels font face une table et une chaise. Voilà le seul cadre de Conférence de choses, une performance véritable qui reconfigure la notion même de théâtre. Huit heures de spectacle, de quoi effrayer l’amateur le plus aguerri ! Mais qu’il ne s’inquiète pas, il n’y pas de place pour l’ennui dans cette pièce. Vraie logorrhée qui n’a d’autre structure que les mots eux-mêmes et où le terme « biseauté », par association phonique, entraîne le spectateur dans les méandres de l’histoire du bison et de sa propagation sur le globe. De la mythologie antique, à l’histoire de Lilith selon la Kabbale, en passant par Hitchcock, Woody Allen, Superman, Cézanne et Eugène Poubelle (l’inventeur de l’objet du même nom), le discours, sans queue ni tête, ne se met aucune limite. Les différentes associations d’idées, plus ou moins saugrenues, qui permettent l’avancée du propos sont d’un incroyable ressort comique que vient renforcer le choix de thèmes dérisoires. Mais c’est avant tout la diversité du propos qui fait tout l’intérêt et la richesse de la pièce. Calembours, explications scientifiques, réflexions sur la vie, résumés de films se mêlent et s’enchaînent rapidement, gardant le spectateur alerte et l’empêchant de voir les heures défiler. Le savoir, la culture sous toutes ses formes sont au cœur de la pièce, traités de manière légère et avec second degré. On passe d’anecdote en anecdote dans un enchaînement drolatique.
Pur monologue ? Pas vraiment pourtant. Les membres du public se sentent plutôt des interlocuteurs, certes généralement silencieux, auxquels est directement adressé ce tourbillon d’associations libres. « Vous le savez bien », « vous comprenez », « n’est-ce pas ? », autant de phrases qui ponctuent le discours et intègrent les spectateurs à cette parole en action. Mais là ne se limite pas la merveilleuse originalité de cette pièce. Au delà de l’ampleur formidable de cette performance qui ne peut que susciter la plus grande admiration, c’est surtout une expérience théâtrale unique pour le public qui se voit devenir roi : libre d’entrer et de sortir, d’aller et venir à sa guise, d’entrecouper les mots de la pièce par les siens propres, échangés autour d’un verre de vin dans le bar de l’Arsenic. C’est avant tout une nouvelle manière d’être spectateur qui est proposée.
N’étant plus soumis au cadre de la pièce dont il doit habituellement respecter le début et la fin, le spectateur se trouve dans un rapport étrangement égalitaire avec l’acteur : un mode conversationnel, intimiste et détendu. Dans cette salle éclairée il se sait partie d’un groupe dont il sent une réactivité plus grande que dans un cadre plus classique. Des automatismes propres à la conversation le reprennent, il hoche la tête, est pris de l’envie de répondre « oui, oui, tout à fait » : autant de signes d’un lien nouveau qui se crée. Un sentiment de cohésion, une célébration de la vie aussi, sous toutes ses formes et dans ses détails les plus insignifiants. Le small talk peut être passionnant, qui l’eût cru ? Une célébration de l’expérimentation à travers une journée de découvertes, légère et spirituelle.
15 novembre 2015
Par Nadia Hachemi
15 novembre 2015
Par Nadia Hachemi
De choses à d’autres
Imaginée en 2013 par François Gremaud, coécrite et jouée par le comédien Pierre Mifsud, la version intégrale de Conférence de choses a eu lieu ce dimanche 15 novembre au théâtre de l’Arsenic, après neuf représentations partielles de précisément 53.333 minutes chacune dans divers lieux de la région lausannoise.
Plaisir d’apprendre
« Tu crois qu’on va réussir à rester toute la durée du spectacle? », s’interroge anxieusement une jeune femme à l’entrée du théâtre. Il est dix heures, c’est une belle matinée d’automne, et une poignée d’hommes et de femmes de tous âges sont réunis pour assister à une conférence qui n’en a que le nom, et qui va s’étendre sur huit heures sans interruption. L’appréhension, légitime, tombera bien vite pourtant, dès les premières minutes de la performance.
L’expérience (difficile de qualifier mieux cet objet scénique non identifié) se déroule dans une pièce de taille moyenne, sans estrade. Au fond, le technicien et son appareillage technique. Devant, une table et un siège pour le moins austères, ceux du « conférencier ». Au centre, une série de poufs noirs, et un cercle de chaises orange: on nous avertit que nous pouvons choisir, selon ce qui nous paraît le plus confortable. On ajoute que nous pouvons sortir et entrer à loisir, mais que si toutes les places sont occupées, il faudra attendre que l’une d’elles se libère. Je me cale dans un pouf, et je patiente.
Un homme un peu chauve et penaud, si discret que je ne l’avais pas vu entrer, nous remercie d’être là en quelques phrases banales. J’attends le comédien. Ce n’est qu’après trente secondes que je comprends que c’est lui, le comédien. D’une voix douce et agréable, sans aucun jeu superflu, il raconte. Des choses. Pourquoi les vieux Indiens sont si nonchalants, de quoi est formée une comète, qui a tué René Descartes, qu’est-ce que le non-être chez Démocrite.
Très vite, je pressens qu’il est en train de se passer un évènement, et que j’ai bien fait de « sacrifier » mon dimanche pour m’enfermer ici. Le public, encore assez peu nombreux mais qui grossira au fil des heures, au gré des allées et venues, écoute avec attention. Tout le monde est pendu aux lèvres du comédien, ne rate pas une miette de ce qui est dit, même quand les bribes de savoir égrenées semblent anecdotiques ou dénuées de profondeur. Comme des enfants sages, nous absorbons ce qui est énoncé. Nulle passivité pourtant. Le public réagit, acquiesce, rit aux plaisanteries. Lorsqu’un individu est pris à partie par le conférencier, il répond volontiers. Les distances qui habituellement existent entre la réalité et le médium sont réduites au minimum, et de fait, le plaisir d’apprendre est bien là, précédant celui de la représentation.
Degré zéro de la contrainte
La question d’ailleurs se pose de savoir s’il s’agit encore d’une représentation, tant le rapport du public au comédien diffère du cadre classique. Le plus souvent, il existe, même implicitement, une verticalité des liens qui lient le second au premier: les acteurs mènent le jeu, et le public, passif, est en quelque sorte contraint de recevoir la pièce. Il n’est pas en droit de bouger, de sortir s’il en ressent l’envie. Souvent il est assis sur des sièges inconfortables, dans la pénombre, lorsque les acteurs sont en pleine lumière. Ici, au contraire, tout se passe pour que les deux instances soient mises sur le même plan. Le conférencier voit son audience, il réagit selon ses réactions, joue avec eux plus que pour eux. Tous ces éléments, ajoutés à l’immense liberté de mouvement qui nous est octroyée, nous donnent un étrange sentiment de puissance, inusuel dans l’expérience théâtrale habituelle. Quand bien même nous ne faisons qu’absorber des connaissances, il semble que nous soyons aussi actifs que le comédien. Mieux que ça, nous sommes privilégiés par rapport à lui, qui, tel un coureur de fond, soumet son corps et ses facultés mentales à rude épreuve.
Un jeu sans fin
Mais tout cela ne nous dit rien encore de l’objet de la conférence. A n’en point douter, l’habile tissage de Pierre Mifsud, étourdissant de densité, ne se laisse pas résumer, et c’est bien là que résident les enjeux de la performance. L’acteur, en ouvrant une multitude de parenthèses explicatives sans en refermer aucune, emmène dans une dérive sans fin dans les méandres du savoir, de l’histoire du cinéma à la géométrie, de la littérature à la biologie, passant naturellement de la plus microscopique anecdote de vacances à la réflexion la plus générale sur le Beau, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Sans jamais réfléchir sur ce qu’il est en train de nous proposer (tout discours métatextuel est absent), l’acteur nous amène à réfléchir librement sur l’effet produit par cette vertigineuse plongée dans le savoir.
C’est insidieusement, au gré des sujets, que se glissent des indices sur ce qui est en train de se passer. Comme si de rien n’était, le conférencier nous explique ce qu’est la théorie des ensembles, le ruban de Möbius, les systèmes d’enclavement, l’étymologie du mot baroque ou le fonctionnement du World Wild Web. Et effectivement, chacun de ces thèmes illustre un pan du projet de Conférence de choses. Car ce qui se passe devant nos yeux n’est rien d’autre qu’une oralisation du processus de l’hypertexte, comme lorsque sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia nous allons de sujet en sujet, cliquant un peu au hasard sur les liens qui se proposent, créant un réseau enchevêtré et sans fin. Sans en avoir l’air et avec beaucoup d’humour, le comédien nous donne à réfléchir sur la complexité et la beauté de nos systèmes de connaissances, et sur notre capacité à comprendre le monde par analogies.
Au delà de l’impressionnante performance mémorielle de l’acteur, du confort et de la liberté laissées au spectateur, ce qui plaît avant tout dans la pièce, c’est l’impression qu’elle pourrait durer à l’infini, et qu’une vie dépensée à écouter des histoires ne serait pas une vie gâchée. Nous en ressortons comme ivre, avec l’impression euphorique d’avoir vécu mille choses.
15 novembre 2015
Par Nadia Hachemi