Ça (s’) épuise, une armure

Par Fanny Utiger

Bataille / Concept et interprétation de Delgado Fuchs et Clédat & Petitpierre / L’Arsenic / du 4 au 8 novembre 2015 / plus d’infos

©Arya Dil
©Arya Dil

Que feraient-ils, les chevaliers de San Romano, s’ils avaient quartier libre dans le tableau d’Uccello ? Dans Bataille, deux d’entre eux sont livrés à eux-mêmes et s’occupent pour une heure…

Dieu sait ce qui est passé par la tête de celui qui un jour se dit que les chevaliers batailleraient en armure, cette cinquantaine de kilos de métal leur garantissant au combat autant de discrétion que de praticité. Des centaines d’années plus tard, voilà que deux de ces chevaliers se retrouvent dans une salle de l’Arsenic, projetés dans le temps par les artistes Delgado Fuchs et Clédat & Petitpierre. Les désavantages de la tenue sont restés les mêmes, l’utilisation qui en est faite est détournée : ici, l’équipement guerrier sert à faire l’art. L’encombrement de l’armure agit en effet comme une contrainte créatrice, permettant aux danseurs-chorégraphes d’exploiter leur mobilité handicapée, en même temps que leur cuirasse se fait instrument, non pas de protection, mais de musique.

Engoncés dans leur armure et comme tout droit tombés du tableau d’Uccello, les deux chevaliers, – des déserteurs ? –, se retrouvent seul à seul. La chorégraphie se construit comme l’expression de leur rapport. Le plateau deviendra dès lors aussi bien scène de pas de deux qu’arène de duel et les joutes y seront militaires pour un temps, amoureuses ensuite. Une porosité est maintenue entre les deux terrains, comme pour signifier l’ambivalence que le combat suppose. De la guerre on passe donc vite à l’amour et on ne saurait vivre l’amour sans un peu de guerre…

L’exploitation des possibilités de mouvement de l’armure donne lieu à une innovation chorégraphique certaine et le bruit que provoque cet objet central apporte à l’œuvre autant de rythme que de burlesque. Seulement, si la thématisation principale – ce travail sur l’ambivalence des rapports humains – semblait aussi alléchante que les diverses idées esthétiques (en plus des danseurs en armure se meuvent sur le plateau deux tas de feuilles mortes qui finiront par engloutir les deux énergumènes, des éléments de la salle sont utilisés pour produire de la musique par entrechoquement avec l’armure), elle finit par s’essouffler. Le spectacle est peut-être léger dans un premier temps, l’ambiance devient dans un second parfois aussi lourde que les costumes.

L’ensemble gagne certes en profondeur lorsque tout s’assombrit, que le questionnement des rapports humains se fait de plus en plus présent. Les choix esthétiques et l’humour certain de la pièce sont tous à fait séduisants. Mais aussi originale l’idée de base soit-elle, le spectacle se perd par moment dans des clichés. Que les scènes d’amour se mêlent au combat militaire est une chose. L’utilisation phallique des lances, par exemple, en est une autre. On peut sans pudibonderie se fatiguer de telles insistances. Tout cela aurait pu jouer sur un registre – ne serait-ce qu’un peu – plus aérien pour toucher davantage. Le souhait de transmettre la violence des relations amoureuses est manifeste mais certains moyens de le signifier n’auraient-il pas gagné à être plus allusifs pour faire réagir davantage ? Le parti-pris du cru semble parfois gratuit. L’emprunt à différents média artistiques reste par ailleurs très prudent, et les thèmes mobilisés peu exploités au regard du si audacieux et plaisant projet d’apprivoiser des armures…