Bataille

Bataille

Concept et interprétation de Delgado Fuchs et Clédat & Petitpierre / L’Arsenic / du 4 au 8 novembre 2015 / Critiques par Valmir Rexhepi et Fanny Utiger.


4 novembre 2015

Mouvements

©Arya Dil

Deux armures et deux buissons se déplacent sur la scène. Ça fait du bruit, de la musique, des images. Bataille appelle l’œuvre d’Uccello (la Bataille de San Romano) au risque souvent de n’être lu qu’à travers cet angle. Pourtant, il y a autre chose, une grammaire du corps, une syntaxe du mouvement qui émerge durant la performance. Un langage singulier qui, au-delà de son lien au tableau, peut se faire comprendre.

Les plasticiens Yvan Clédat & Coco Petitpierre et les chorégraphes et danseurs Marc Delgado et Nadine Fuchs sont partis du triptyque de Uccello sur la bataille de San Romano pour construire leur performance intitulée Bataille. Alors oui, il est possible (conseillé ?) de lire Bataille comme la mise en mouvement, libre, de l’œuvre d’Uccello. Voici deux comédiens en armures. Le jeu tout comme le décor tapent dans le registre du contemporain tout en rappelant les motifs déployés dans le triptyque. Voilà, on plisse les yeux, on prend un air de type qui saisit, qui trouve que finalement Uccello (bien sûr, chaque spectateur connait Uccello) est un artiste déjà moderne (il faut bien placer « moderne » quelque part) puisque son œuvre se traduit si bien sur scène aujourd’hui. On acquiesce, on salue la prouesse. Voilà, bravo. Il y a une autre lecture, moins suffisante ; une lecture qui fait acte du lien entre la performance et le tableau, mais qui laisse Uccello dans son XVème siècle et qui saisit la performance en 2015. Une lecture un peu plus « public large », moins « élite » qui voit dans le moindre clou une allusion à la Passion. Cette seconde lecture se détache de l’aspect historique, sans le nier, pour investir la question du mouvement du corps, sa capacité à engendrer postures fécondes et musiques. Il y a alors, chez les spectateurs, une tension qui se créé entre voir et regarder, entre entendre et écouter.

Voir :

Une surface, qui ressemble à un échiquier traversée de lignes délimitant des couleurs d’automne, échappe au noir de l’espace environnant. Une armure assise, côté cour, dont la brillance des éléments de fer est estompée par une fumée qui tombe. Je crois que dans l’armure, il y a quelqu’un, mais je ne le vois pas. Une armure mobile arrive, côté jardin ; il doit y avoir quelqu’un dedans, à moins peut-être que ce ne soit un automate. Et deux buissons. Voilà qu’ils bougent aussi. Côté cour, l’armure se lève. Tout fini par se déplacer, les armures, les buissons, la fumée lourde. Seules restent fixes les lignes de l’échiquier.

Entendre :

Un halo sonore sur lequel se déploient les bruits métalliques que font les armures quand elles bougent. Parfois, des soupirs et des mots mijotent dans les tenues de fer. Des gazouillements d’oiseaux, du vent dans des ramures semblent accompagner les buissons. Tout fait des bruits, sauf les lignes de l’échiquier.

Regarder :

Contraints par les armures, les corps semblent des pantins qui ne se déplacent que dans des trajectoires linéaires et, la plupart du temps, tournent à angle droit, comme en écho aux lignes qui jalonnent le sol. On dirait une horloge à mouvement carré. Et puis voilà qu’ils prennent des poses : là, sur le mur les corps découpent des ombres de Masaï avec leur lance. Une autre fois, ils forment comme un couple de Cygnes en parade amoureuse. Le mouvement reprend.

Ecouter :

C’est un fond sonore proche d’un bourdon continu. Les armures deviennent des instruments de musique : une musique de maracas, d’indiens fous autour d’un feu invoquant de la pluie ou du courage, ou parfois, comme dans une fanfare militaire, musique de caisse claire, de timbale, de tome, grosse caisse, charleston, cloche. C’est peut-être une batterie mobile.

Et voilà que les buissons crachent des corps avec des visages. Les armures gisent, en pièces ; le bourdon continu a cessé. Le champ de Bataille est épuisé, il a donné sa récolte de mouvements, de postures. Le chant de Bataille aussi est terminé, les instruments sont dispersés au sol.

4 novembre 2015


4 novembre 2015

Ça (s’) épuise, une armure

©Arya Dil

Que feraient-ils, les chevaliers de San Romano, s’ils avaient quartier libre dans le tableau d’Uccello ? Dans Bataille, deux d’entre eux sont livrés à eux-mêmes et s’occupent pour une heure…

Dieu sait ce qui est passé par la tête de celui qui un jour se dit que les chevaliers batailleraient en armure, cette cinquantaine de kilos de métal leur garantissant au combat autant de discrétion que de praticité. Des centaines d’années plus tard, voilà que deux de ces chevaliers se retrouvent dans une salle de l’Arsenic, projetés dans le temps par les artistes Delgado Fuchs et Clédat & Petitpierre. Les désavantages de la tenue sont restés les mêmes, l’utilisation qui en est faite est détournée : ici, l’équipement guerrier sert à faire l’art. L’encombrement de l’armure agit en effet comme une contrainte créatrice, permettant aux danseurs-chorégraphes d’exploiter leur mobilité handicapée, en même temps que leur cuirasse se fait instrument, non pas de protection, mais de musique.

Engoncés dans leur armure et comme tout droit tombés du tableau d’Uccello, les deux chevaliers, – des déserteurs ? –, se retrouvent seul à seul. La chorégraphie se construit comme l’expression de leur rapport. Le plateau deviendra dès lors aussi bien scène de pas de deux qu’arène de duel et les joutes y seront militaires pour un temps, amoureuses ensuite. Une porosité est maintenue entre les deux terrains, comme pour signifier l’ambivalence que le combat suppose. De la guerre on passe donc vite à l’amour et on ne saurait vivre l’amour sans un peu de guerre…

L’exploitation des possibilités de mouvement de l’armure donne lieu à une innovation chorégraphique certaine et le bruit que provoque cet objet central apporte à l’œuvre autant de rythme que de burlesque. Seulement, si la thématisation principale – ce travail sur l’ambivalence des rapports humains – semblait aussi alléchante que les diverses idées esthétiques (en plus des danseurs en armure se meuvent sur le plateau deux tas de feuilles mortes qui finiront par engloutir les deux énergumènes, des éléments de la salle sont utilisés pour produire de la musique par entrechoquement avec l’armure), elle finit par s’essouffler. Le spectacle est peut-être léger dans un premier temps, l’ambiance devient dans un second parfois aussi lourde que les costumes.

L’ensemble gagne certes en profondeur lorsque tout s’assombrit, que le questionnement des rapports humains se fait de plus en plus présent. Les choix esthétiques et l’humour certain de la pièce sont tous à fait séduisants. Mais aussi originale l’idée de base soit-elle, le spectacle se perd par moment dans des clichés. Que les scènes d’amour se mêlent au combat militaire est une chose. L’utilisation phallique des lances, par exemple, en est une autre. On peut sans pudibonderie se fatiguer de telles insistances. Tout cela aurait pu jouer sur un registre – ne serait-ce qu’un peu – plus aérien pour toucher davantage. Le souhait de transmettre la violence des relations amoureuses est manifeste mais certains moyens de le signifier n’auraient-il pas gagné à être plus allusifs pour faire réagir davantage ? Le parti-pris du cru semble parfois gratuit. L’emprunt à différents média artistiques reste par ailleurs très prudent, et les thèmes mobilisés peu exploités au regard du si audacieux et plaisant projet d’apprivoiser des armures…

4 novembre 2015


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