Autour d’Aloïse

Autour d’Aloïse

De Sébastien Ribaux / mise en scène Sébastien Ribaux / Théâtre 2.21 / du 17 au 29 novembre 2015 / Critiques par Valmir Rexhepi et Deborah Strebel.


17 novembre 2015

Plurielle

©Sophie Pasquet-Racine

Sébastien Ribaux nous mène à la rencontre d’Aloïse Corbaz. Mais Aloïse est multiple, insaisissable. Alors on reste autour, pour ne pas trop la brusquer, pour qu’elle ose sa folie devant nous.      

Il est de ces rencontres heureuses qui se font au hasard d’un regard. Sébastien Ribaux frôle Aloïse Corbaz, vêtue de mots, de peintures, de dessins. Peut-être bien qu’elle le bouscule un peu, toute suspendue qu’elle est sur les murs de la collection de l’Art brut, à Lausanne. Du moins, celui-ci va écrire et mettre en scène une pièce autour de celle-là.

Ou peut-être faut-il dire celles-là ? Au théâtre, Aloïse est plurielle, tantôt amante, tantôt cantatrice ; parfois reine, puis servante ; dévote, folle, solitaire esseulée entre les cloisons blanc sale d’un hôpital psychiatrique. Elle serpente entre ses identités. Pour jouer à Aloïse, sur scène, il y aura trois comédiennes : Juliette Flipo, Anne-Sophie Tohr-Cettou, Delphine Rudasigwa. Trois pour une, presque une devise de mousquetaire. Bêtement, on s’attendrait à ce que chacune son tour joue à Aloïse, révélant linéairement les différentes identités. Bêtement. C’est là que la pièce désarçonne : la multiplicité des identités se donne dans la simultanéité des voix portées par les trois comédiennes, sur scène.

Voici Aloïse en nuisette blanche, escarpin rouge. Elles est assises sur trois chaises, ou peut-être elle sont assise sur une chaise triple. Aloïse dit avoir été Marie Stuart, décapitée. Aloïse sont choquées par cette révélation, puis elle rajoutent qu’elle ont été reine de Navarre, Impératrice d’Autriche, princesse violée par son fils, princesse enlevée, reine déchue. Elles est surprises par elles-mêmes. Nous aussi.

Où va-t-on ? Nulle part. On reste autour. Ce sont Aloïse qui s’en vont et reviennent, sans cesse. Elles est enfermées dans une pièce blanche dont les murs sont pourtant fendus de toutes parts. Il y a une grosse brèche de notre côté, c’est par là qu’on regarde. On observe, on se rit un peu de cette folie, on angoisse parfois, on ne comprend plus, rarement. Dans le fond de la pièce, un orchestre rouge jaune bleu, joue un air voluptueux. Aloïse chante, chantent.

17 novembre 2015


17 novembre 2015

Du dessin à la scène

©Sophie Pasquet-Racine
©Sophie Pasquet-Racine

Sébastien Ribaux présente un spectacle autour d’Aloïse Corbaz, artiste suisse emblématique de l’art brut. Sa vie et son œuvre picturale sont évoquées avec délicatesse et poésie non pas dans une logique linéaire mais dans un hypnotique mouvement tourbillonnant.

Aloïse Corbaz (1886-1964) est née à Lausanne. Une fois sa scolarité terminée, elle devient couturière. Elle aime un prêtre défroqué. Cette passion fait scandale. Elle est alors envoyée en Allemagne. Elle occupe ensuite un poste de gouvernante à Postdam, à la cour de Guillaume II dont elle tombe éperdument amoureuse et avec qui elle vit une intense passion – uniquement dans son imagination. De retour en Suisse à l’aube de la Première Guerre mondiale, elle est hospitalisée dès 1918 à Cery puis, deux ans plus tard, elle est définitivement internée à l’asile de la Rosière, à Gimel-sur-Morges. Jusqu’en 1936, elle dessine sur des cartons, en cachette avec ce qu’elle trouve : suc de pétale, feuille écrasée voire pâte de dentifrice. Puis le corps médical lui fournit du vrai matériel : mine de plomb, crayons de couleurs et craies grasses. Les thèmes du couple, de l’opéra ou encore du théâtre sont récurrents dans son œuvre à la fois colorée et fleurie.

C’est après avoir visité la rétrospective de cette artiste Suisse à la collection de l’art brut et au musée des Beaux-arts de Lausanne, en 2012, que le metteur en scène Sébastien Ribaux eu l’idée et l’envie de créer un spectacle sur ce personnage énigmatique et attachant qu’est Aloïse Corbaz. En 2013 déjà, le dramaturge avait proposé au théâtre 2.21 trois performances autour de la maladie psychique prenant appui sur des résultats d’ateliers d’écriture et d’interviews réalisées dans un centre thérapeutique. Il continue d’explorer les failles de l’esprit humain avec ce divin voyage au sein de l’univers « corbazien ».

Après avoir lu plusieurs ouvrages et étudié son œuvre, Sébastien Ribaux et ses comédiens se sont réunis et ont commencé un travail d’improvisation. En découle non pas une pièce biographique mais un condensé des moments importants de la vie de l’artiste. Extraits de lettres adressées à sa famille, mashup mélangeant chansons françaises de Mike Brant à Francis Cabrel avec des airs d’opéra comme Carmen, le vrai se fond dans l’imaginaire, l’historique se confond avec le fantasmagorique.

Trois comédiennes en nuisettes blanches incarnent tantôt Aloïse, tantôt ses sœurs. Cette polyphonie semble faire écho à la schizophrénie dont l’artiste était atteinte. Elles sont accompagnées par un orchestre composé de trois musiciens aux costumes et cravates respectivement rouges, bleus et jaunes. Car il y a de la couleur dans le spectacle. Les éclairages parfois rouges, parfois jaunes évoquent les harmonies colorées vives et chaleureuses de l’œuvre peinte d’Aloïse. Le travail pictural de l’artiste est ainsi évoqué pour ne pas dire fidèlement transposé à la scène. Omniprésentes dans ses dessins, les figures humaines aussi bien masculines que féminines sont caractérisées par de grands yeux bleus sans iris. Une femme avec une robe rouge, de longs cheveux bouclés et des yeux bleus apparaît à un moment donné discrètement ici en arrière-scène. Le décor, lui aussi, évoque les dessins d’Aloïse par la forme rectangulaire intégrant des éléments courbes et par la couleur blanche dotée d’un léger quadrillage, rappellant les feuilles quadrillées ou plus simplement le papier, support de prédilection de l’artiste.

Le public est alors immergé dans l’œuvre d’Aloïse tout en découvrant timidement sa personnalité. Amoureuse transie, aux relations impossibles, grande observatrice de la nature, s’émerveillant chaque jour face à un oiseau qui s’envole, Aloïse est présentée ici comme quelqu’un de touchant. De cette dame qui n’a cessé de peindre des princes sur des fonds roses se dégage une délicieuse tendresse mélancolique. Spectacle monographique porté par un esthétisme fidèle à l’œuvre picturale de l’artiste et par une remarquable poésie se dégageant aussi bien du texte que du jeu, Autour d’Aloïse est un pur chef-d’œuvre non pas réservé aux seuls fervents amateurs d’art mais adressé à tous les spectateurs prêts à se laisser transporter dans un rêve éveillé candide et multicolore.

17 novembre 2015


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