Par Camille Logoz
Clôture de l’amour / de Pascal Rambert / avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet / Théâtre de Vidy / du 30 septembre au 4 octobre 2015 / plus d’infos
Clôture de l’amour est une pièce désormais célèbre pour sa forme élémentaire et pourtant nouvelle : un personnage parle tandis que l’autre se tait, les rapports s’inversant à mi-spectacle. Un texte avec lequel Pascal Rambert déstabilise l’ordre du familier et de l’étranger, faisant s’articuler les niveaux du drame personnel et de l’histoire universelle. Il trouve le moyen pour le faire dans une langue qui se tort et se tend dans une pénible exploration de l’amour et de la rupture, à la recherche de mots pour les exprimer.
Il faut un certain temps pour s’acclimater à la diction de Stanislas Nordey. Lui et sa partenaire Audrey Bonnet déboulent sur scène, surprenant le public encore en pleine conversation. Leurs personnages entament alors une longue lutte non pas à mains nues, mais avec la langue pour toute arme.
De nombreux textes publiés à propos de ce spectacle parlent de « monologue » pour désigner les deux longs discours des protagonistes. Mais n’est-ce pas plutôt un dialogue qui se structure entre ces deux instances de parole ? Si l’une est d’abord condamnée à se taire, elle ne répond pas moins gestuellement, par bruits ou simplement par sa présence aux accusations et assignations lancées par son partenaire. Ces réponses, visibles sur le corps du personnage muet, touchent d’ailleurs leur destinataire comme le confirment ses répliques : « Baisse ton bras ! » « Non, ne bouge pas, reste où tu es ! »
Pascal Rambert met-il en scène cette dispute pour nous entraîner dans le monde privé de deux individus mettant fin à leur histoire ? C’est du moins la première impression qui se dégage de la scène. Les personnages sont marqués par des traits distinctifs propres aux comédiens, sur lesquels Pascal Rambert s’est appuyé pour leur écrire ce texte : les S très sonores de Stanislas Nordey, l’accentuation des syllabes finales d’Audrey Bonnet…
Cette assimilation va plus loin encore. Comédiens et personnages partagent jusqu’au même prénom. Dans ce brouillage volontaire des frontières entre réalité et fiction, la question de la référentialité se pose alors. Les personnages s’appellent comme les acteurs qui les incarnent ; mais au nom de qui s’expriment-ils ?
Cette confusion entre réalité et fiction atteint tout le public. Au fond, le drame auquel on assiste ressemble à n’importe quelle rupture. Malgré leurs traits particuliers, Stan et Audrey représentent des entités non personnelles, faisant résonner l’expérience de chacun. Peut-être deux équipes s’affrontant en duel ? C’est une interprétation que la scénographie inspire, si elle ne l’encourage pas complètement. Les personnages se font face dans une salle de gym aux couleurs vives, éclairée par la lumière agressive de néons qui ne leur laisse aucune zone d’ombre, les obligeant à se mettre à nu. Ils sont disposés de part et d’autre d’un grand cercle, séparés par une ligne tracée en son centre, qui semble souligner leur caractère antithétique.
À moins que les personnages ne soient finalement qu’un prétexte pour une mise en scène de la parole. La question de la forme que Rambert donne à la langue est une de celles qui travaille longtemps après le spectacle. La prosodie des comédiens varie et se rapproche alternativement de la conférence, de l’engueulade, du poème, du débat… Par moments, elle s’apparente à un délire ; à d’autres, on pense voir les personnages effectuer un travail d’autoconviction, ou de remémoration. Mais ils savent aussi prendre de la distance par rapport à leur propre discours, et ironisent alors sur leur situation.
En fin de compte, le nœud du spectacle se situe justement dans ce travail de la langue ; il traite de ce que fait la langue – ce qu’elle est capable de faire. Le T-shirt de Stan trempé de sueur montre bien toute l’action que peut contenir un discours, aussi interminable qu’il puisse sembler.
Car les prises de parole se déroulent sans qu’on puisse en prédire la fin. C’est un processus qui s’étire, et tout comme certaines phrases des protagonistes, il ne semble pas avoir de point de chute. On l’attend pourtant, on se demande comment un discours si dense va pouvoir se conclure mais, fait étonnant, une fois le spectacle terminé, on ne se souviendra ni du final de Stan, ni de celui d’Audrey. Sans l’intrusion d’un élément externe coupant le discours de Stan (un chœur d’enfants faisant irruption sur scène), il semble que cette parole autogénérative n’aurait pas de raison de se terminer. N’est-ce pas d’ailleurs aussi ce que dit le mot « clôture » ? L’espace n’est pas encore fermé. Au contraire, il s’agit bien un processus en train de se faire…