Les mots font corps

par Jonas Guyot

Tair / de Fabrice Melquiot / d’après un poème de Philippe Jaccottet / du 2 au 7 juin / Théâtre Am Stram Gram / plus d’infos

© Am Stram Gram

Comment mettre en mouvement un poème ? C’est le défi que s’est lancé Fabrice Melquiot accompagné par deux acrobates et un musicien. En reprenant les trois questions principales posées par un poème de Philippe Jaccottet, le metteur en scène et son équipe livrent un triptyque poético-acrobatique qui enchantera petits et grands.

Cinq jours, c’est le temps que le metteur en scène Fabrice Melquiot s’est donné pour monter ce spectacle qu’il définit plus volontiers comme une expérience issue d’un laboratoire spontané. Fabrice Melquiot, qui est également le directeur artistique de l’Am Stram Gram, propose plusieurs fois dans la saison ce type d’expériences théâtrales. Cette fois-ci, il s’est entouré de deux acrobates, Julie Tavert (acrobate au sol) et Damien Droin (trampoliniste), ainsi que d’un musicien, Benjamin Vicq. Le défi consiste en une mise en corps du poème Oiseaux, fleurs et fruits de Philippe Jaccottet.

Dans les bras de Morphée

Après une rapide explication de la démarche, Fabrice Melquiot invite les spectateurs à se rendre dans la grande salle au sous-sol du théâtre pour assister à la première partie du triptyque qui compose le spectacle. Damien Droin, issu du Centre national des arts du cirque (CNAC), propose une mise en mouvement de la question suivante : « Avant les premiers oiseaux qui peut encore veiller ? ». Hormis quelques mots (« stop », « arrête ») le langage du trampoliniste est principalement celui du corps. Perché sur une espèce d’échafaudage, l’acrobate semble lutter contre un volatile qui l’empêche de plonger dans le sommeil. Cette petite « forme » acrobatique commence tout en douceur, dans la pénombre, à l’aube d’une journée. Les mouvements du corps sont accompagnés des sonorités composées par Benjamin Vicq qui, en parcourant de ses doigts une timbale équipée d’un micro, reconstitue la douceur de l’aurore. Puis soudain, la chute. Le public retient son souffle, mais l’acrobate, qui s’est élancé dans un trou aménagé sur scène, réapparaît projeté par un trampoline accompagné de bruitages. En multipliant les rebonds, le trampoliniste donne à voir un corps qui, ne cessant de chuter, semble traduire littéralement l’expression « sombrer dans le sommeil ».

Expérimentation du regard

Le spectateur se rend ensuite au rez-de-chaussée du théâtre pour assister à la deuxième « forme » acrobatique. L’occasion d’admirer le magnifique mobile qui surplombe le foyer et qui a été conçu par l’illustratrice jeunesse Rébecca Dautremer pour un spectacle intitulé Drôles d’Oiseaux. On s’envole d’ailleurs à l’étage supérieur. Dans une nouvelle pièce, un cercle formé par des bougies électriques au centre duquel un amas de tissus blanc attend le public. Soudain le tissu se met à bouger et en sort une voix féminine, qui entonne une chanson. L’acrobate Julie Tavert, également issue du Centre national des arts du cirque (CNAC) propose d’explorer une autre question du poème : « Qu’est-ce que le regard ? » Dans une forme plus intime, l’acrobate propose un échange de regards entre les spectateurs, la forme circulaire oblige, mais également entre l’artiste et le public. En s’accroupissant au bord du cercle l’artiste interroge le public sur ce qui se passe lorsqu’on échange un regard. La réaction est aussitôt mise en mouvement à travers des éclats de rire et des mouvements partagés entre la danse et l’acrobatie. Du regard avec le public naît la joie. Sans avoir reçu de formation dramatique, Julie Tavert transmet par le mouvement une véritable dramaturgie qui touche par sa simplicité et son ingénuité.

Un spectateur sur le toit

Avec Tair, Fabrice Melquiot invite le spectateur à expérimenter lui-même le mouvement qui mène de la terre au ciel, puisqu’il atteint finalement le toit, sur lequel est installé un amphithéâtre. Une dernière « forme » acrobatique pour « mettre en corps » la question initiale du poème : « Qu’est ce qui passe d’un corps à l’autre ? ». Toujours accompagnés des sonorités de Benjamin Vicq, les deux acrobates se retrouvent à jouer une partie de tennis sans balle mais avec le son, une « battle » de danse acrobatique pour finir par des « papouilles » attendrissantes. Ce qui passe donc d’un corps à un autre c’est à la fois de la rage mais aussi de la complicité et de la confiance indispensables dans le métier d’acrobate.

Cinq jours pour mettre en corps un poème de Philippe Jaccottet : le pari est tenu. Fabrice Melquiot peut en être assuré, du laboratoire spontané est né un véritable spectacle.