Comment on choisit sa pizza

Comment on choisit sa pizza

par la compagnie Outrebise / mise en scène Maude Lançon / du 2 juin au 14 juin 2015 / Théâtre 2.21 / Critiques par Léa Giotto


2 juin 2015

Chacun sa cuisine

© Jeanne Quattropani

Une comédienne, un spectateur, une représentation unique. L’équation semble facile. Or elle s’avère relever d’un calcul presque irréalisable.

Entre un spectateur, guidé dans un processus très précis mais qui a tous les choix en mains pour emmener la performance où il le souhaite, et une artiste qui a préparé minutieusement une multitude d’options mais qui ne sait pas sur quelle combinaison elle va tomber, les possibilités de performances sont infinies. Selon une construction précise, la représentation est divisée en deux parties. La comédienne commence par conduire le spectateur à travers toutes les options qu’il a à sa disposition. Puis elle va à son tour choisir comment digérer les éléments qui lui ont été imposés et proposer une représentation unique, à la croisée de l’improvisation, du théâtre, de la chorégraphie et de la performance.

En suivant un processus bien défini, l’artiste guide son unique public qui commence même pas choisir une « méthode de choix ». Puis petit à petit, il a la possibilité de sélectionner presque toutes les composantes d’une représentation qui n’aura lieu que pour lui seul, du costume au son et au choix des thèmes . Le résultat est alors impossible à prévoir , autant pour la comédienne que pour le spectateur. Car, en ouvrant certaines portes, celui-ci en ferme d’autres, une infinité d’autres, près de 8’426’879 pour être précis(selon les calculs de Maude Lançon-création, mise en scène et jeu). C’est cette infinité de possibles que cherche à explorer la compagnie Outrebis qui qualifie la démarche de « choix parmi la profusion ». Le but est ici d’offrir une idée de ce à quoi cela ressemble lorsque l’on cherche à faire entrer en contact deux visions, deux modes de discernements différents pour créer un spectacle.

Pour que les deux mondes se rencontrent, il y a d’abord la langue. Premier critère soumis au choix du spectateur (à disposition : français, anglais, espagnol et langue des signes), si pleine et si vague dans sa précision qu’elle en devient délicate à manier lorsqu’il s’agit de partager une sensibilité qui jusqu’alors n’existe que pour et par nous. La langue joue déjà son propre rôle de cadrage et influence l’orientation du spectacle. C’est cette infinité de possibles que cherche à explorer la compagnie Outrebis qui qualifie la démarche de « choix parmi la profusion ».

Le lieu de la représentation est un espace clos, aménagé d’un fouillis travaillé à l’image de cette profusion que l’on cherche à faire ressentir. Sur les murs, on trouve une multitude de schémas explicatifs de la construction du spectacle, qui apparait comme un tout déconstruit et réaménageable selon notre bon vouloir. De nombreux jeux de lumières et de sons, arrangés en direct ( Thierry Simonot) accentuent encore le vertige de la multiplicité des possibles. Au plafond pendent des sacs d’ « ingrédients » contribuant à cette impression qu’en fin de compte, c’est bel et bien « comme on choisit sa pizza ».

Les risques sont présents tout au long de la représentation : risques dans ce que la comédienne se laisse imposer, risque de faire un flop. Il semble parfois difficile en effet d’offrir un résultat cohérent avec autant de contraintes confrontées à autant de libertés. Cette tension rend d’ailleurs les limites de la représentation parfois difficiles à comprendre et le spectateur peut se retrouver désorienté par le renversement opéré qui le propulse au centre d’une représentation qu’il manie tout en restant à sa place de public. Ce déroutement fait toutefois partie des buts recherchés. Car, au contraire de la pizza, on ne connaît pas ici les ingrédients que l’on choisit : c’est certainement ce risque qui fait l’attrait du projet.

2 juin 2015


2 juin 2015

Un seul spectateur

© Jeanne Quattropani
© Jeanne Quattropani

En tout, Maude Lançon propose très exactement 8 426 880 mises en scène possibles, elle les a comptées elle-même. Car Comme on choisit sa pizza est une pièce rigoureuse, (dé)construite à partir de huit grands types de choix contenant respectivement entre quatre et vingt options soigneusement retranscrites par un diagramme sur le mur. Ce protocole méticuleux fait pourtant la part belle à l’improvisation, qui naît de la rencontre entre l’actrice et son unique spectateur.

Maude Lançon, fraîchement diplômée de la Manufacture, se lance dans une entreprise originale avec sa première création, longue de trente minutes et découpée en deux parties. Comme on choisit sa pizza se renouvelle à chaque représentation. Un seul spectateur est autorisé à entrer dans la salle de répétition avec l’actrice et Thierry Simonot, le techniscéniste. Au préalable, la metteuse en scène a très soigneusement décomposé toutes les étapes de la réalisation théâtrale pour la reconstruire avec le spectateur, qui choisit lui-même ses propres ingrédients : le costume, le thème, les mouvements, le son … Toujours en suivant le protocole rigoureux constitué de schémas binaires, de statistiques et de diagrammes.

Dans la petite salle de répétition dépouillée, au coin du hall d’entrée, seuls des graphiques dessinés à la craie ornent les murs et décrivent avec minutie le déroulement du spectacle. Le spectateur compose sa recette « à la carte », d’après les propositions affichées sur les parois. Quinze minutes plus tard, l’espace se transforme sous ses yeux en véritable scène de théâtre. Dans ce décor de sacs en toile descendus du plafond, le jeu de l’actrice, plongée dans la demi-obscurité, se développe au gré du thème imposé.

Le spectateur hagard écoute la comédienne énoncer vertigineusement toutes les options possibles. Le choix, il l’a dans la première partie de la pièce, mais le résultat de cette composition lui reste obscur et, jusqu’au dernier moment, il ne comprend pas où la pièce l’emmène. Pour Maude Lançon elle-même, l’issue demeure incertaine. Malgré l’établissement de cette méthode rigide, elle devra s’abandonner dans le rôle qui lui a été attribué, seule, en face du spectateur. Si dans les premières minutes, la procédure apparaît contraignante, elle se révèle nécessaire pour l’émergence de l’improvisation. Pour respecter les contraintes, l’actrice n’a d’autre choix que de débrider son imagination pendant le petit instant de préparation dont elle dispose. Le spectateur assiste à cette scène curieuse, composée par ses choix fortuits et dont il est le metteur en scène pour cette unique représentation.

Comme on choisit sa pizza invite pourtant à se défaire des catégories figées, mais rassurantes, créées par tout un chacun pour simplifier la réalité des choses. Progressivement, la pièce se détache de son protocole rigoureux afin de laisser place à un instant fugitif et spontané. Après avoir passé commande, le spectateur peut découvrir cette recette hasardeuse. Il est simplement convié à apprécier ce moment de théâtre pour soi, né d’une rencontre, sans avoir à se questionner sur les implicites de la pièce.

Et vous, à quoi la voulez-vous, votre part de pizza?

2 juin 2015


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