Viande, morceaux choisis

Viande, morceaux choisis

D’après une idée de Thierry Jorand et Marcel Mühlestein / Mise en scène Corinne Müller et Eric Jeanmonod / du 16 au 31 mai 2015 / Théâtre du Loup (Genève) / Critiques par Deborah Strebel et Lucas Morëel .


16 mai 2015

Manger moins pour manger mieux

© Elisa Larvego

Passionné par son métier, Francis vit son dernier jour de boucher avant de léguer son affaire à Guy, son beau-fils. Cette émouvante transmission sera l’occasion de réfléchir autour de nos habitudes alimentaires. Viande, morceaux choisis ne cherche pas à condamner définitivement le régime carné mais vise à sensibiliser le public, en douceur, sur la consommation excessive de viande, en valorisant l’idée de qualité sur celle de quantité.

Qu’elle soit bovine, équine, ovine ou porcine, la viande demeure omniprésente dans l’alimentation mondiale. La demande, ne cessant de croître, génère, dans le pire des cas, des élevages massifs dans lesquels le bétail est nourri aux OGMs voire aux antibiotiques. Cette agriculture à la dérive a d’importantes conséquences sur le traitement des bêtes et sur l’écologie. Simultanément, le mouvement « vegan » prend de l’ampleur. Les restaurants et boutiques bios envahissent les grandes villes et il devient de plus en plus chic et tendance d’abandonner le steak pour le tofu. La viande est donc au cœur des préoccupations quotidiennes : c’est la thématique qu’a choisi de développer le collectif du Loup pour son dernier projet. Durant deux ans, la troupe a visité des boucheries traditionnelles de quartiers et s’est longuement documentée. Puis, dès le mois de septembre 2014, le travail d’écriture a commencé, sur la base d’improvisations.

En résulte un spectacle témoignant, tout en invitant à réduire la consommation de viande, d’un profond respect pour le métier de boucher. Dans un souci de réalisme, un professionnel a même assisté au filage pour vérifier la tenue du couteau !, « La viande est une fête et ce n’est pas tous les jours la fête », formule Guy (Cédric Simon), qui s’apprête à reprendre le commerce de son beau-père, la « Boucherie mordant ». Francis, incarné par Thierry Jorand, part à la retraite et effectue sa dernière journée de travail. Ce passage de flambeau se déroule dans l’arrière-boutique. Les parois sont couvertes d’un carrelage blanc ; au mur est accrochée une tête de sanglier ; en-dessous pendent des saucisses à côté desquelles sont alignés des couteaux. A jardin, la porte de la chambre froide, ainsi que des pics où sont suspendus tour à tour différents types de bidoche. Dans ce décor naturaliste, les animaux se mettent à parler. Sur fond d’images d’élevages en batterie, un cochon s’avance et se présente au public, un poulet présente un court exposé sur les conditions de vie de ses congénères, une vache laitière interpelle les spectateurs : « N’achetez plus jamais de viande industrielle ! Merci les humains ». Seuls trois acteurs se partagent l’ensemble des rôles, munis parfois de masques selon les habitudes du collectif du Loup.

Le texte, malgré quelques jolies trouvailles, déçoit par son aspect terre à terre. La forme en est trop didactique. Mais les amoureux de la bonne chère et autres carnassiers sauront savourer en famille dans ce spectacle tout public un divertissant festin de scènes amusantes, alternant réalisme et onirisme, musique live et même grillades en direct. Au menu, notamment : défilé de mode de tabliers, du plus conventionnel au plus fou, et bel hommage au « Dictateur », de Charlie Chaplin (1940), dans lequel Sandro Rossetti danse avec un globe dont les continents sont tout de viande.

16 mai 2015


16 mai 2015

Ne pas sang faire

© Elisa Larvego

Les départs à la retraite ont toujours un goût aigre-doux. Et là… ça manque d’herbe. C’est Francis qui le dit. Et Francis, la viande, il connaît. C’est son métier. Enfin… c’était. Parce qu’aujourd’hui, c’est son dernier jour à Francis. Alors le collectif du Loup vous invite à l’accompagner jusqu’au bout du voyage. Mais attention, ça manque d’herbe.

Un coup de tonnerre retentit. Il déchire les rideaux, qui laissent désormais voir une salle blanche. Sur la droite, un énorme billot en bois sur lequel est couché un homme. Au centre de la scène, un boucher, couteau à la main, s’active dans tous les sens. Il a peur. C’est que c’est encore un de ces vampires… Ils viennent boire le sang des bêtes qui pendent sur la chaîne mécanique, de l’autre côté de la salle. Ça guérit la gueule de bois, semble-t-il. Mais peu importe, il est sept heures, le patron va bientôt arriver. Pour son dernier jour.

Le patron, c’est Francis Mordant. Un boucher fier de son métier. Il en connaît toutes les ficelles et en a vu de toutes les couleurs. Pourtant, ce n’est pas sans regret, ni sans remords qu’il transmet aujourd’hui la boutique à son beau-fils. Cette journée, cette pièce, sera l’occasion, pour lui et pour le collectif, d’aborder les nombreuses questions de la boucherie : le rapport esthétique à la viande, le rapport moral à la viande, le rapport existentiel à la viande. « Viande. Viande. Viande. », doit se répéter sans cesse le boucher.

Les saynètes se suivent, rythmées par les aiguilles de l’horloge qui avancent, au fil de la journée. On y traverse les rêves comme les cauchemars, les deux finissant par déborder sur la réalité. Les pièces musicales interprétées en live par les comédiens viennent suspendre la journée des bouchers comme des incises, pour ajouter en profondeur, pour aller plus loin dans les méandres de ces subjectivités. Les projections filmiques sur le mur du fond de la cuisine se font régulièrement le lieu de la violence faite à la viande, qui n’a pas toujours été viande, alors que des animaux viennent gentiment expliquer ce qui leur arrive – « oh mais il ne faudra pas s’en inquiéter quand vous mettrez votre beefsteak sur la poêle, on est là pour ça », nous rassure la vache, « merci les humains ! ».

Et à côté de tout cela, de ces rêveries qui traversent la pièce comme une ritournelle grinçante, grimaçante, Francis Mordant se fait de plus en plus sombre, de moins en moins assuré. C’est qu’il a changé, avec le temps. Il s’est ramolli. Et il n’est finalement pas contre tous les changements que son beau-fils compte apporter à la boutique, pour la rendre « plus humaine », vendre une viande de meilleure qualité. Ce n’est donc pas étonnant que dans une scène poignante, M. Mordant s’en prenne violemment à son fournisseur de bêtes, avec qui il a été obligé de « collaborer » toutes ces années…

…Finalement, le manque d’herbe… lui reste en travers de la gorge. Viande. Viande. Viande. Mais il n’y croit plus. Au terme de sa journée, de sa carrière, M. Mordant peine à ne voir que de la viande dans ce qui a été, un jour, un animal. Le collectif du Loup réussit le tour de force de parler de boucherie aujourd’hui sans tomber dans le pathos, le réactionnisme ou le militantisme. Le public a été témoin de la viande telle qu’elle peut être ressentie, choisie, vécue et il répugne désormais, avec Francis, à reprendre la litanie « Viande. Viande. Viande ».

À la sortie, le théâtre a le bon goût de ne servir que des sandwiches végétariens. Mais ça n’empêche pas certains spectateurs de se réjouir de leur souper à la brasserie du coin. Il leur aura suffi de reproduire le geste du boucher : une légère rotation des poignets, le frottement des pouces contre le tablier au niveau de la quatrième côte, et le sang s’en est allé. N’est pas Lady McBeth qui veut.

16 mai 2015


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