Plaisir fiévreux des petits jeux cruels

Les Bonnes / de Jean Genet / mise en scène David Fauvel / du 6 au 8 mai 2015 / Théâtre du Crochetan / plus d’infos

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© Théâtre du Crochetan

Sont-elles folles, ou lucides dans leur révolte secrète ? Claire et Solange s’engagent tout entières dans un jeu pernicieux, qui leur permet d’affirmer leur dignité de femmes, tout en se couvrant d’humiliations. Dans une ambiance troublante où tout sur scène semble fait de plastique rose et de substances collantes, les deux bonnes s’amusent à se vêtir à tour de rôle des robes et des attitudes de « Madame », la riche élégante dont elles subissent le mépris depuis des années de service. Les actrices, jetées corps et âmes dans une comédie acide, survoltée, violente, perdent tout sens des limites entre la fiction et le réel, si bien que leur exaltation mortifère nous fait douter de nos propres catégories.

Dès leur entrée, les spectateurs sont mal à l’aise ; les uns continuent même de discuter entre eux pour apprivoiser la gêne que fait ressentir l’aspect débridé et débordant, d’un kitsch étrange, de la scène. On a déjà la vague intuition que ce malaise, qui a quelque chose d’enivrant, ne nous quittera pas. La suite nous le confirmera.

Sur le plateau règne un désordre provocant de jouets aux couleurs criardes, de ballons roses, de confettis et guirlandes emmêlées, de bijoux en toc et de chaussures à hauts talons. Sur l’avant-scène, une Barbie nue est effrontément assise sur un Ken pas plus habillé. L’espace ressemble à un lendemain de fête d’adolescentes ayant tourné à l’orgie. Deux jeunes femmes en robes noires – seul détail sobre de la scène – se couvrent le visage de poudre blanche, se coiffent de perruques, se barbouillent les lèvres et les joues de carmin, se contemplent dans un petit miroir rond à qui elles lancent des sourires excessifs. Les murs, les sols, les meubles, les accessoires, presque tout, même les chewing-gums que mâchouillent les filles, semble fait du même plastique extensible et mou. L’artificialité de cette matière industrielle semble déteindre sur les mimiques qu’adoptent les bonnes : elles se lèvent, tanguent un peu, et vont gesticuler et faire des mines devant un grand micro sur pied, à un mètre de nous. Elles tardent à parler, mais quand elles commenceront, l’échange se fera tout de suite intense. Sur le mur du fond, un mot laisse planer la tragédie à venir et transcrit l’enjeu de toute la pièce : la toile de plastique est traversée d’un grand « MADAME » en lettres de sang.

Dès le début du spectacle, les comédiennes accumulent au fil de leur interaction une tension considérable, et l’on se demande si elles seront capables de tenir leur jeu, de faire monter l’angoisse latente qui se dégage du décor, animé de temps à autre par des projections floues de visages blafards en gros plan sur l’un des murs. Or les deux jeunes femmes parviendront magnifiquement à entretenir cette frénésie qui les habite alors qu’elles se livrent à leur plaisanterie douteuse, cette ardeur à la fois libératrice et douloureuse qu’elles éprouvent en se déguisant en grandes bourgeoises, en contrefaisant les outrages qu’elles pourraient subir et faire subir à autrui dans ces rôles fantasmés. Elles réussiront à merveille à faire jaillir toujours plus durement la rage ravalée que leur maîtresse fait naître en elles. Car c’est la condescendance poisseuse de « Madame », ses manières distinguées découlant d’un orgueil éhonté, ses fourrures et ses escarpins de grande dame, ses parfums envahissants comme une marée noire, ses gants, ses colliers de perles, ses poudres, son incroyable prétention, qu’elles ne peuvent plus supporter. « Avec sa bonté, elle nous empoisonne. Car Madame est bonne, Madame est belle et Madame est douce. » Cette comptine répétée jusqu’à en devenir lancinante comme une blessure à vif résume leurs tourments : seule compte leur maîtresse, devant qui elles ne sont rien, et qui les aime pourtant, mais comme elle aimerait un fauteuil. Madame est attirante, aussi. Elle a Monsieur pour amant, et elle est bien capable de charmer le laitier que l’une des bonnes apprécie. Cet aguichage de l’homme de petit métier leur semble intolérable ; mais « Madame est belle », toujours, et elle séduit aussi, profondément, Claire et Solange.

Les deux bonnes, l’une après l’autre, incarnent leur idole haïe, et exercent leur domination sur celle qui joue la servante. Mais bientôt celle-ci s’insurge, crie son humiliation et sa haine, se livre à un meurtre factice, mais combien terrifiant. Dans une cruauté toujours accrue, les filles envahissent par leurs caresses l’intimité de l’autre, puis se battent violemment, jusqu’à s’étrangler, jusqu’à arracher le revêtement du sol pour s’en étouffer. Chaque fois, l’assassinat semble bien réel, mais le soulagement d’une fin définitive ne vient toujours pas, puisque l’assassinée se réveille. Alors le jeu est à recommencer, il faut reprendre la perruque en plastique pour changer les rôles et devenir une « Madame » de plus. Or tout se brouille si bien que quand « Madame » apparaît vraiment, on ne sait plus si c’est elle ou, à nouveau, Solange travestie. Une démesure burlesque qui résonne dans une musique glauque et fébrile, et qui ne peut que tourner au tragique. Solange donne son dernier monologue dans un accès de folie contenue qui donne à voir l’hybridation effrayante entre le Joker et la Barbie. Au fil de ce jeu sadomasochiste, les comédiennes sont heurtées, salies, malmenées, enflammées par une mise en scène qui les pousse dans leurs extrémités, sans qu’elles ne laissent jamais retomber cette énergie orageuse, prête à exploser.