par Lucas Morëel
Viande, morceaux choisis / d’après une idée de Thierry Jorand et Marcel Mühlestein / mise en scène Corinne Müller et Eric Jeanmonod / du 16 au 31 mai 2015 / Théâtre du Loup / plus d’infos
Les départs à la retraite ont toujours un goût aigre-doux. Et là… ça manque d’herbe. C’est Francis qui le dit. Et Francis, la viande, il connaît. C’est son métier. Enfin… c’était. Parce qu’aujourd’hui, c’est son dernier jour à Francis. Alors le collectif du Loup vous invite à l’accompagner jusqu’au bout du voyage. Mais attention, ça manque d’herbe.
Un coup de tonnerre retentit. Il déchire les rideaux, qui laissent désormais voir une salle blanche. Sur la droite, un énorme billot en bois sur lequel est couché un homme. Au centre de la scène, un boucher, couteau à la main, s’active dans tous les sens. Il a peur. C’est que c’est encore un de ces vampires… Ils viennent boire le sang des bêtes qui pendent sur la chaîne mécanique, de l’autre côté de la salle. Ça guérit la gueule de bois, semble-t-il. Mais peu importe, il est sept heures, le patron va bientôt arriver. Pour son dernier jour.
Le patron, c’est Francis Mordant. Un boucher fier de son métier. Il en connaît toutes les ficelles et en a vu de toutes les couleurs. Pourtant, ce n’est pas sans regret, ni sans remords qu’il transmet aujourd’hui la boutique à son beau-fils. Cette journée, cette pièce, sera l’occasion, pour lui et pour le collectif, d’aborder les nombreuses questions de la boucherie : le rapport esthétique à la viande, le rapport moral à la viande, le rapport existentiel à la viande. « Viande. Viande. Viande. », doit se répéter sans cesse le boucher.
Les saynètes se suivent, rythmées par les aiguilles de l’horloge qui avancent, au fil de la journée. On y traverse les rêves comme les cauchemars, les deux finissant par déborder sur la réalité. Les pièces musicales interprétées en live par les comédiens viennent suspendre la journée des bouchers comme des incises, pour ajouter en profondeur, pour aller plus loin dans les méandres de ces subjectivités. Les projections filmiques sur le mur du fond de la cuisine se font régulièrement le lieu de la violence faite à la viande, qui n’a pas toujours été viande, alors que des animaux viennent gentiment expliquer ce qui leur arrive – « oh mais il ne faudra pas s’en inquiéter quand vous mettrez votre beefsteak sur la poêle, on est là pour ça », nous rassure la vache, « merci les humains ! ».
Et à côté de tout cela, de ces rêveries qui traversent la pièce comme une ritournelle grinçante, grimaçante, Francis Mordant se fait de plus en plus sombre, de moins en moins assuré. C’est qu’il a changé, avec le temps. Il s’est ramolli. Et il n’est finalement pas contre tous les changements que son beau-fils compte apporter à la boutique, pour la rendre « plus humaine », vendre une viande de meilleure qualité. Ce n’est donc pas étonnant que dans une scène poignante, M. Mordant s’en prenne violemment à son fournisseur de bêtes, avec qui il a été obligé de « collaborer » toutes ces années…
…Finalement, le manque d’herbe… lui reste en travers de la gorge. Viande. Viande. Viande. Mais il n’y croit plus. Au terme de sa journée, de sa carrière, M. Mordant peine à ne voir que de la viande dans ce qui a été, un jour, un animal. Le collectif du Loup réussit le tour de force de parler de boucherie aujourd’hui sans tomber dans le pathos, le réactionnisme ou le militantisme. Le public a été témoin de la viande telle qu’elle peut être ressentie, choisie, vécue et il répugne désormais, avec Francis, à reprendre la litanie « Viande. Viande. Viande ».
À la sortie, le théâtre a le bon goût de ne servir que des sandwiches végétariens. Mais ça n’empêche pas certains spectateurs de se réjouir de leur souper à la brasserie du coin. Il leur aura suffi de reproduire le geste du boucher : une légère rotation des poignets, le frottement des pouces contre le tablier au niveau de la quatrième côte, et le sang s’en est allé. N’est pas Lady McBeth qui veut.