par Camille Logoz
La Visite de la vieille dame / de Friedrich Dürrenmatt / mise en scène Omar Porras / du 17 avril au 9 mai 2015 / Théâtre de Carouge / plus d’infos / en tournée jusqu’au 24 mai 2015
C’est une formidable mascarade que nous offre Omar Porras pour sa troisième création de La Visite de la vieille dame, à Genève. Cet increvable succès, bardé de couleurs, entraîne le public dans une danse macabre, qui jusqu’au bout ne perdra rien de sa festivité.
Cette réussite était-elle programmée, au vu de l’écho international rencontré par les deux versions précédentes ? Était-ce une solution de facilité pour Porras que de reprendre l’un de ses plus grands succès, après s’être fait nommer directeur du théâtre Kléber-Méleau, dont il reprendra les rennes sous peu ? Si le metteur en scène s’attache à retravailler un texte qui lui est désormais très familier, il s’agit bien pour lui d’un processus de refonte, d’un départ à zéro. Le parcours de la pièce dans le répertoire d’Omar Porras et de sa troupe, le Teatro Malandro, est en effet particulier : montée une première fois en 1993 dans un squat à Genève, rejouée avec un succès confirmé en 2004 au Forum Meyrin, la pièce dans sa troisième mouture pouvait soit relever un défi de haut niveau et surprendre à nouveau, soit amener l’institutionnalisation définitive du spectacle et de son créateur.
Malgré ces doutes, exprimés par la presse ces dernières semaines, le théâtre de Carouge affiche complet pour ses trois semaines de représentations et c’est avec bonheur que le public a accueilli le travail d’Omar Porras et du Teatro Malandro le vendredi 17 avril. Impossible de ne pas remarquer le haut degré d’implication de l’homme dans la préparation de son spectacle : non content de jouer le rôle principal – féminin, donc – et de se charger de la mise en scène, Omar Porras co-signe également la scénographie et la musique. La pièce est aussi un classique du répertoire suisse, et notamment scolaire. Rares sont ceux qui ne connaissent pas l’intrigue : une millionnaire retourne au bercail après des dizaines d’années d’absence. Partie sous les moqueries et le mépris dus au stade avancé de sa grossesse, pour laquelle le père n’a pas voulu assumer de responsabilité, elle revient bien décidée à prendre sa revanche. Au village plongé en pleine dépression économique, elle offre cent milliards en échange de la tête de son vieil amant et traître Alfred Ill.
Les comédiens, tous masqués, campent des personnages aux mimiques extrêmes, aux mouvements très marqués, presque exagérés, toujours soulignés par la cadence de la musique. On croit voir se mouvoir des personnages de dessin animé. Les masques, typiques du théâtre de Porras et qu’il considère comme « révélateurs » de la performance de l’acteur, forcent ce jeu saccadé, désarticulé, contrastant avec les voix chantantes des comédiens. Ces masques, qui imposent une élocution particulière et qui impliquent donc de repenser les habitudes de jeu, participent autant à la création des personnages que les acteurs eux-mêmes. Comme pour nous en faire prendre conscience, ceux-ci viendront saluer en trois temps : une fois masqués, une fois le masque à la main qu’ils présentent au public, et une fois seuls. Ainsi, les œuvres de Fredy Porras reçoivent la même part d’applaudissements que les acteurs pour qui elles ont été spécialement conçues. Les costumes, associés à ces masques qui donnent aux visages un air rafistolé, contribuent à l’allure globale des personnages : désarticulés, disloqués, ils ressemblent à des poupées qu’on aurait habillées en vitesse.
La musique joue un rôle prépondérant. Loin d’accompagner simplement le jeu des acteurs, elle s’empare parfois totalement de leur fonction en couvrant la fin de leurs répliques, remplaçant ainsi la parole – versatile, trompeuse – en imposant brutalement son propre sens. Comme la vieille dame, elle semble ainsi imperméable aux discours interminables du maire, de l’adjudant et du pasteur – desquels on ne réussit d’ailleurs pas à savoir s’ils sont hypocrites ou bêtement naïfs. Mais l’influence de la musique ne s’arrête pas là ; elle envahit le plateau, et en vient à assumer aussi la fonction d’un décor. Elle donne immédiatement à comprendre le contexte d’une scène, en lançant par exemple un thème typique des nouvelles internationales à la télévision ou en passant un morceau digne d’une boum des années 1990.
Les décors évoluent d’une scène à l’autre presque sans transition, sans effort. Les personnages en deviennent des éléments, l’éclairage suffit à métamorphoser une gare en église, et lorsque des pièces supplémentaires doivent être apportées, elles descendent sans bruit du plafond ou sont montées sur roues, de manière à glisser silencieusement à leur entrée et sortie de scène. La scénographie est ainsi modulable à souhait. Des taches de couleur parsèment le tout, qui laissent d’ailleurs plutôt songeurs. Sont-elles là pour évoquer la souillure ? Ces couleurs criardes rappellent bien plus une atmosphère de débauche, comme une grande fête à laquelle tous les habitants de Güllen auraient été conviés et au cours de laquelle ils se seraient jeté… de la poudre aux yeux ? Ou des confettis, comme à un carnaval ? De manière générale, les couleurs jouent en réalité un rôle important sur le plan dramaturgique. Au fur et à mesure de leur enrichissement (qui masque leur endettement), les habitants de Güllen se parent de vêtements vifs, qui témoignent de l’amélioration de leur condition de vie. Les couleurs remplissent également une fonction de signe, comme pour les souliers jaunes dont tous les habitants de Güllen font l’acquisition et qui deviennent la hantise d’Alfred Ill, leur apparition augurant sa mort qui approche. Et dans le vêtement de Claire Zahanassian, elles prennent une dimension symbolique : noir lors de son arrivée, comme pour annoncer la désolation qu’elle va semer. Blanc lors de son 8ème mariage, qu’elle célèbre à la collégiale de Güllen. Rouge à la fin du spectacle, pour le dernier moment de tendresse entre elle et son ancien amant, lorsque celui-ci se sait déjà perdu.
C’est là une des particularités de l’interprétation d’Omar Porras : la vieille histoire d’amour entre Alfred et Clara prend le dessus sur la fable politique et économique. Une fois qu’Alfred a pris conscience de son destin, il laisse s’installer une profonde tendresse entre lui et son bourreau, envers qui il se sent désormais redevable. À l’angoisse étouffante suivant l’annonce de la proposition de la milliardaire succède petit à petit la résignation. Alfred Ill figure ainsi une sorte de prophète, le seul à n’avoir jamais douté de l’issue de la situation, et incarne finalement le seul véritable garant de la justice, que les habitants cupides et réduits à la servilité par Claire Zahanassian prétendent vouloir rétablir. L’humilité de cette position est d’autant plus touchante qu’on distingue dans l’assemblée de vote une dernière voix en faveur de Ill, au contraire de l’unanimité décrite dans le texte de Dürrenmatt. Mais elle se fera étouffer par la collectivité. Celle-ci est figurée par les habitants de Güllen, dont plusieurs ont un rôle propre – maire, adjudant, proviseur, Madame Ill, etc. – qui disparaît pourtant dès qu’ils se retrouvent tous sur scène. Là, ce n’est plus qu’une voix, et l’on pense inévitablement aux chœurs dans le théâtre de la Grèce antique. Cette impression d’unité est renforcée par la scène tragique du départ raté d’Alfred, qui prétend vouloir fuir, mais qui se laisse retenir par ses concitoyens, sans même opposer de résistance. La foule est incarnée par deux actrices seules sur le plateau, à l’apparence de nymphes, dont la voix tombe du ciel. Ill se plie en quelque sorte à cette puissance divine.
La Visite de la vieille dame est une tragi-comédie. Malgré cela, on rit plus qu’on ne tremble. On comprend la peur d’Alfred sans pourtant la ressentir véritablement. C’est peut-être qu’Omar Porras, en Claire Zahanassian, joue une grand-mère fantasque, à la voix douce, dont les propositions et les actions sortant de l’ordinaire feraient presque dire qu’elle a simplement perdu la tête. Elle ne semble pas dangereuse. L’ironie de ses répliques n’en devient que plus tranchante. L’inquiétude finit par surgir et s’insinue doucement dans le spectacle, notamment avec les apparitions de plus en plus maléfiques des personnages. Les comédiens arrivent de derrière, se confondant avec l’obscurité, faisant sursauter Alfred Ill. Comme pour matérialiser cette menace, les armes qu’on voit passer sur le plateau sont de plus en plus grosses, du revolver de l’adjudant au fusil avec lequel le maire conseille à Ill de se suicider. Du formidable croisement et mélange des rôles masculins et féminins, Omar Porras en vieille dame n’est pas le seul exemple. Peggy Dias est extraordinaire dans le rôle du maire, et les comédiens et comédiennes jouent indifféremment des villageois ou des villageoises, indépendamment de leur voix, de leur sexe ou de ce qui est prévu par le texte original. Une réussite de plus.