Othello
De Shakespeare / Mise en scène d’Eric Salama /du 15 au 30 avril 2015 / Théâtre St-Gervais (Genève) / Critiques par Anaïs Gasser et Joanna Bravo Carmona .
15 avril 2015
Par Anaïs Gasser
Une épidémie de jaloux
Pour son cinquième spectacle en résidence au Théâtre Saint-Gervais, Eric Salama choisit de revisiter Othello, un grand mythe shakespearien dont il souhaite démontrer l’actualité et la pertinence. Au moyen d’une distribution réduite, le metteur en scène resserre l’intrigue à l’essentiel : la jalousie, l’altérité, et toutes les conséquences de l’aveuglement.
Bien connue, l’histoire d’Othello est celle de la jalousie communicative qui se propage au sein des sphères vénitiennes. L’envieux Iago, enseigne sous le commandement d’Othello, décide de se venger de ce dernier sur lequel il concentre toute sa haine. Au commencement du spectacle, les acteurs, postés de part et d’autre dans les allées qui bordent les sièges, cernent le public. Iago (Vincent Bonillo) s’agite, exprime les raisons de sa fureur et présente les autres protagonistes de la pièce. Eux sont immobiles, comme s’ils redoutaient le son aigre et grinçant des rouages de la mécanique tragique. Sur scène, un porte-habits où sont suspendues des vestes qu’endossent les acteurs. Des panneaux métalliques sur lesquels joueront des effets de projection : parfois de belles peintures renaissantes, d’autres fois des images de bateaux, de souterrains… Tout cela pour créer les ambiances et caractériser les lieux. Quelques intermèdes de commentaires ajoutés au texte de l’écrivain anglais rapprochent tragédie et théâtre épique et apportent une touche de légèreté au spectacle.
Iago entame la mise en œuvre de son grand projet du vice : il veut transmettre ses propres craintes à Othello. Le rendre jaloux. Il invente une histoire de tromperie pour le pousser à assassiner sa bien-aimée, la fidèle Desdémone. Une histoire de mouchoir. Trouvé, volé, puis perdu. Un mouchoir qui sert de preuve au mensonge. Qui convainc le juste Othello. Pris par la colère et la déraison, ce dernier assassine Desdémone.
Othello, c’est la jalousie. Celui que l’on désigne comme coupable de tous les maux, c’est Othello, le « maure de Venise ». L’étranger, le self made man. L’altérité absolue pour le jaloux Iago. Simple et actuel, Eric Salama l’a bien compris : « Aujourd’hui dans nos démocraties, le débat public se place toujours sur le plan de l’irrationnel. Et il est toujours plus difficile de convaincre par des arguments logiques, des faits vérifiables, en face de ceux qui misent sur l’émotion, sur les pulsions collectives, les peurs et les fantasmes ».
Sobre, la mise en scène prend soin de rendre l’intensité des tensions entre les individus qui animent le texte shakespearien, même si le choix de présenter une Desdémone infantile, dont les crises aux accents haut perchés rejoignent bien des fois la caricature, enlève de la profondeur à ce personnage.
15 avril 2015
Par Anaïs Gasser
15 avril 2015
Ô jalousie, quand tu nous tiens!
Quatre ans après avoir proposé Hamlet au Théâtre d’été de l’Orangerie, Eric Salama visite à nouveau le répertoire shakespearien en proposant une adaptation d’Othello, dont l’intrigue se resserre autour de cinq protagonistes. Avec sa Compagnie 94, le metteur en scène genevois met l’accent sur les passions irrationnelles et contagieuses qui font naître chez le plus noble des hommes les pulsions les plus fatales. S’il donne son nom à la pièce, Othello n’en apparaît pas moins ici uniquement comme un pantin, qui suit au doigt et à l’œil les conseils d’un Iago habité par une jalousie maladive.
Connaissez-vous la tragique histoire du Maure de Venise? Othello, noble issu des peuplades berbères, à peine marié à la fille du sénateur Brabantio, s’apprête à affronter les terribles Turcs, à la tête de la flotte vénitienne. Suite à une tempête, les navires turcs sont engloutis, et Othello se retrouve gouverneur de Chypre. La paix règne jusqu’à ce que Iago, officier de la flotte qui convoitait la place de bras droit d’Othello, attribuée à son rival Cassio, décide de se venger de lui. Il parvient notamment à faire germer une jalousie maladive dans son esprit, lui faisant croire à l’infidélité de son épouse. Othello finira par étouffer sa bien-aimée, avant que la machinerie diabolique ne soit révélée au grand jour. Prenant conscience de la monstruosité de son acte, le héros se suicide.
De chaque côté des spectateurs se tiennent les cinq protagonistes en habits d’époque, Desdémone et Cassio de l’un, Othello et Roderigo de l’autre. Iago, l’assoiffé de vengeance, passe à travers le public, l’interpelle, lui révèle la haine qui l’habite, lui expose son plan machiavélique. L’une des comédiennes rappelle les événements antérieurs, et révèle le fil rouge de la pièce : la peur irrationnelle, face à cet étranger qui dérobe tous les honneurs. Chaque transition entre les différents tableaux est ingénieusement marquée par un discret changement de décor, opéré par un jeu de projection sur des panneaux métalliques, qui permet le voyage entre Venise et Chypre, et dans les différents lieux du palais. La particularité de la mise en scène d’Eric Salama réside cependant dans la place réservée à la parole féminine : « il y a une vraie dimension féminine dans le théâtre de Shakespeare. Il critique le patriarcat et le sort réservé aux femmes. Il les défend, comme il défend la figure de l’étranger. J’aimerais qu’on porte sur cette histoire un regard de femme ». Un regard, mais aussi des paroles, écrites et prises en charge dans les commentaires des trois comédiennes tout au long de la pièce, qui illustrent la position de la femme dans la société : quelle place joue-t-elle dans une société patriarcale, régie par le pouvoir des hommes? Quels sont leurs droits? Leurs besoins? Leurs aspirations? Cette mise en lumière invite le spectateur à la réflexion, à travers des yeux de femmes, à travers le regard de l’étranger.
La place que la société réserve aux étrangers, telle qu’elle se révèle dans Othello, trouve son commencement dans la haine de l’autre, son moyen dans la jalousie, sa conséquence ultime dans la mort. Pièce classique et trame moderne s’unissent afin d’investir une problématique de nos démocraties : l’appel aux pulsions collectives et le rejet de prises de position rationnelles. Contaminée par la peur, la société se laisse convaincre par un discours émotionnel. Et cela arrive même aux plus sages d’entre nous : Othello, tout réfléchi et posé qu’il est, tombera le premier dans cette machinerie machiavélique, allant jusqu’à ôter le souffle à Desdémone, sans même avoir reçu de preuve tangible de son adultère.
Un Othello étranger et féminin, un drame universel aux échos bien actuels, c’est ce que réserve cette mise en scène d’Eric Salama, à découvrir jusqu’au 30 avril au Théâtre Saint-Gervais à Genève.
15 avril 2015