Le Moche

Le Moche

De Marius von Mayenburg / Mise en scène par Nathalie Sandoz / du 24 au 31 mars 2015 / Théâtre du Passage (Neuchâtel) / Critiques par Nicolas Joray et Elisa Picci .


24 mars 2015

Visage trouvé, identités troublées

Après Jérémy Fischer et Trois hommes dans un bateau sans oublier le chien, la compagnie neuchâteloise De facto s’empare d’un texte de Marius von Mayenburg, et explore les sables mouvants de la notion d’identité.

© Guillaume Perret

Situé derrière une paroi de plastique ressemblant furieusement à une vitre de douche destinée à flouter les corps, Lette appuie sa bouche contre cette surface. Mais le contact de la bouche sur la paroi la rend visible. À un autre moment, ce mur de plastique laisse apercevoir Lette et sa femme qui dansent sensuellement. Il recule : son image se trouble avec la distance, alors que celle de sa femme reste plus ou moins nette. Certaines des parois mi-opaques s’ouvrent telles des portes. Une autre pivote comme une entrée de centre commercial. Toutes découvrent ou absorbent, révèlent ou cachent les sept personnages qu’endossent les quatre comédiens : les identités, ici aussi, sont fluctuantes. Les protagonistes détournent également les parois de leur usage, en font des miroirs dans lesquels ils se scrutent. L’ambition de parvenir à un « art cinétique » est atteinte. La scénographie de ce spectacle rend sensible un axe central de la pièce de Mayenburg : le jeu sur le trouble de l’identité.

Lette est un homme doué, mais son patron ne veut pas le laisser présenter un produit qu’il a conceptualisé. Pourquoi ? Il l’apprend devant nos yeux : son visage est trop moche. Direction le chirurgien pour se faire greffer un nouveau visage. « C’est mon mari ? » s’interroge sa femme en découvrant son image dans le reflet d’un miroir qu’elle caresse. Le résultat est sublime, mais les choses se compliquent lorsque le docteur utilise ce même modèle pour d’autres clients…

Le propos qui sous-tend le texte du dramaturge allemand contemporain n’est pas des plus roses : homogénéisation des individus, perte de repères, victoire de l’image sur les compétences. Le traitement qu’en fait Nathalie Sandoz lui apporte une légèreté bienvenue : le jeu est énergique, le rythme soutenu et les situations parfois cocasses (Lette parle de son connecteur de quarante centimètres de long en ponctuant son discours d’un geste obscène). Les lieux communs tragiques de la modernité sont ici abordés sous un éclairage frais, esthétique et comique, loin des discours moralisateurs et culpabilisants. Le rire nous sauvera.

24 mars 2015


24 mars 2015

Une beauté fracassante

Nathalie Sandoz propose dans sa mise en scène du Moche une comédie originale où les questions portant sur les standards de beauté et la lutte pour le succès s’entrecroisent joyeusement. Derrière l’humour se cache aussi une réflexion profonde sur les diktats de beauté qui régissent notre société.

© Guillaume Perret

Après Jérémy Fisher et Trois hommes dans un bateau sans oublier le chien, la Compagnie De Facto, créée en 2011 par Nathalie Sandoz, propose avec Le Moche une mise en scène de la pièce de l’écrivain allemand Marius von Mayenburg, publiée en 2008. Cette œuvre porte sur le rapport que les gens entretiennent avec leur corps et leur image.

La Compagnie est composée de quatre acteurs: Nathalie Jeannet, Pierre-Isaïe Duc, Guillaume Marquet et Raphaël Tschudi. Avec brio, chaque acteur joue le rôle de deux personnages et arrive à passer de l’un à l’autre avec une aisance remarquable : Nathalie Jeannet est la femme de Lette ou une femme d’un certain âge ; le spectateur sait toujours exactement qui parle. Idem pour Pierre-Isaïe Duc et Raphaël Tschudi qui alternent leurs personnages de façon très naturelle. Guillaume Marquet qui, lui, incarne uniquement sur le personnage principal, Lette, lui donne une dimension à la fois drôle et attachante.

Sur la scène domine une plateforme blanche comportant plusieurs portes, qui représentent différents lieux. Un décor fonctionnel et réaliste qui permet de soutenir toute l’histoire : Lette, ingénieur talentueux, se rend compte par le biais de son patron et de sa femme qu’il est très moche. Sa laideur représentant un frein dans sa carrière professionnelle, il décide d’avoir recours à la chirurgie esthétique. Si les premiers temps sont pour lui un véritable bonheur, la descente aux enfers est proche. La réflexion sur l’identité de l’être se dessine. Devenu incroyablement beau grâce au talent de son chirurgien, il bascule de l’homme amoureux de sa femme et fort sympathique au Don Juan infidèle et arrogant. Le moment du « Scheffler Show » où le chirurgien souhaite vendre le visage de Lette et où les comédiens n’hésitent pas à jouer avec le public, montre également comment cet homme s’est transformé en un produit de consommation destiné à plaire et à rapporter de l’argent. En somme, un véritable gigolo est né : dans un jeu très amusant, Guillaume Marquet danse autour d’une barre torse nu et exhibe sa nouvelle plastique avantageuse. Puis, petit à petit, la beauté de Lette devient accessible à tous. Tout le monde peut « s’acheter » un visage comme le sien, ce qui le rend totalement inutile pour son patron et invisible pour sa femme. Les acteurs endossent tous au fur et à mesure de la pièce une sorte de body couleur peau, qui montre bien comment l’identité humaine s’efface, laissant apparaître uniquement des corps qui finalement se ressemblent tous. Toute la problématique de la pièce se cristallise lors de ce simple échange, peu avant la fin de la représentation : au personnage qui, arrivant, annonce « c’est moi », Lette demande : « qui, moi ? ». Ce « moi » n’existe plus puisque tout le monde est devenu identique. La fin semble ouverte, entre le désespoir de Lette d’avoir perdu sa femme, son travail et son identité, et l’égocentrisme exacerbé des personnages éblouis par leur nouvelle beauté. Cette pièce tragi-comique montre donc sur un mode comique et réaliste les méfaits de l’obsession de la beauté de notre société.

24 mars 2015


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