par Luc Siegenthaler
Mademoiselle Julie / d’Auguste Strindberg / mise en scène Gian Manuel Rau / du 24 février au 15 mars 2015 /Théâtre de Carouge / plus d’infos / en tournée jusqu’au 29 mars 2015
« Mademoiselle est folle, complètement folle ». De même est la mise en scène de Mademoiselle Julie par Gian Manuel Rau au Théâtre de Carouge, déséquilibrant sans cesse les repères du spectateur à travers un questionnement identitaire sans bornes.
« Ce sujet va faire du bruit » avait prévenu Strindberg. Ecrite en 1888, cette pièce ne fut mise en scène pour la première fois qu’en 1906 en raison de sa dimension controversée, notamment à l’égard de la « vraisemblance » sociale : il paraissait impensable que Julie, fille d’un aristocrate, mette fin à ses jours sous les ordres de Jean, valet de son père, après avoir couché avec lui. Le caractère subversif de ce texte résonne encore en 2015.
Les scènes s’enchaînent dans un réalisme cru conforme à l’esthétique naturaliste de Strindberg, au sein duquel surgissent des images symboliques empreintes d’une violence exacerbée. Ainsi, lorsque Jean s’isole avec Julie pour se livrer à des ébats sexuels, des graffitis d’un rouge agressif sont projetés sur l’intégralité de la façade de la cuisine sur un rythme effréné de death metal. Mais voilà qu’apparaît Christine, fiancée trahie de Jean et domestique de Julie, marchant lentement dans un silence complet, dans une atmosphère sobre et sombre. Voilà où se situe la finesse artistique de Gian Manuel Rau. Son monde scénique dans Mademoiselle Julie s’extrait de toute frontière définie et ne cesse de vaciller entre réalisme et symbolisme ; raison et folie ; bruit et silence ; artifice et nudité ; fête et mort.
Cet univers ambigu rappelle aussi la complexité des relations entre les personnages de Strindberg. Personne n’est à sa place, personne ne trouve sa place. Jean s’insurge contre sa position de valet et domine Julie en usant d’un pouvoir arbitraire lié à la nature de son sexe. Julie se mêle aux mouvements populaires lors de la Saint-Jean, séduit Jean, et rêve d’un ailleurs bourgeois. Cette dégradation sociale se traduit par son apparence même : tout d’abord maquillée et habillée d’une robe blanche élégante, elle se dénude pour enfin porter les mêmes habits que Jean. Seule Christine semble obéir aux exigences que lui impose son rôle social : femme et servante dans un univers sexiste et aristocratique, elle est d’abord un simple prolongement du décor. Lorsqu’elle se plaint de sa condition, son fiancé allume la radio, rendant ses paroles insignifiantes ; même l’exhibition de ses fesses ne parviendra pas à déséquilibrer l’orgueil masculin de Jean. Mais chaque personnage se défie, se rebelle, se perd et chute dans une quête identitaire. Cette mise en scène de Mademoiselle Julie fait du bruit ; elle déstabilise constamment les repères du spectateur, qui, lui-même, ne sait plus où se situer.