par Nicolas Joray
Les Clowns / texte et mise en scène François Cervantes / du 13 au 15 mars 2015 / Grange de Dorigny / plus d’infos
Trois clowns tentent de jouer à eux seuls une œuvre de Shakespeare, et la partie n’est pas gagnée d’avance. Mais ce qui est sûr, c’est que ces trois clowns jouent avec une œuvre de Shakespeare. Un jeu poétique et comique.
Rencontré dans une grotte, le Boudu devient le nouveau compagnon de route de Zig et Arletti. Attablé dans son antre, il réfléchit. Pourquoi est-il assis ? « Parce qu’il a une chaise ». Place au burlesque ! Zig est quelque peu effrayé par Le Boudu, rustre et impressionnant. Arletti, touchante, est à la fois fragile (comme l’atteste sa petite voix) et forte (à l’image de ses coups de gueule). La comédienne qui l’interprète (Catherine Germain) le fait avec brio : la démarche est disloquée mais précise ; les mimiques (clins d’œil et autres) sont fines mais marquantes. Quand les trois compères remarquent la présence du public, l’idée surgit de la bouche d’Arletti : ils vont tenter de monter Le Roi Lear, à trois seulement !
Et là où des personnages plus réalistes auraient tout à fait pu jouer cette mise en abyme, les clowns ont l’avantage, grâce à leur esthétique de l’exagération, d’exploiter à fond les modalités de cette appropriation du texte de Shakespeare. Celle-ci est tantôt délibérément maladroite, comme lorsque les deux personnages masculins (Zig et le Boudu) reviennent des coulisses vêtus de robes et de perruques et se livrent à des interprétations gauches de Cordelia et Goneril. Ou lorsque Le Boudu, sortant de son rôle de princesse pour un instant, demande à Arletti s’il doit vraiment s’exiler en France ainsi que cela est écrit dans le texte, et que celle-ci lui répond qu’atteindre les coulisses suffira. Appropriation qui mime le sérieux, comme lorsque le Roi entre dans des accès de fureur. Une scène particulière cristallise l’intérêt de la proposition de François Cervantes. :il s’agit du moment où le Roi Lear se demande si sa fille Goneril est vraiment son enfant, et si elle ne serait pas Zig. Afin de faire éclater la vérité au grand jour, le Roi annonce qu’il va frapper sa fille Goneril. Si elle reste de marbre, cela indiquera au souverain que son enfant est vraiment son enfant, car Goneril est solide. Si elle pleure, cela lui révélera que Goneril est en fait Zig, car le clown pleure quand on le frappe. Délicieux renversement : ce ne sont plus les personnages de l’œuvre de Shakespeare qui transparaissent à travers les clowns, mais les clowns qui transparaissent à travers les personnages de l’auteur anglais ! L’effet comique de ce renversement est indéniable. Et la liste d’éléments appartenant au registre clownesque est longue : utilisation d’objets trop grands (un énorme voile de mariée) ; appropriation de comportements d’animaux (le plaisir d’être gratté) ; langage grossier (les « je vais te bousiller » et autres tranchent avec les tirades plus nobles) ; registre émotif exacerbé (les scènes de colère) ; combats (à dos de cheval-bâton) et courses-poursuites (sur des patins à roulettes). Ces effets brillamment exécutés confèrent à ce spectacle son admirable saveur désopilante.
En ce début d’année, Hervé Loichemol avait mis en scène Le Roi Lear à la Comédie de Genève : le morceau de tôle secoué pour créer un effet d’orage est à peu près le seul point commun entre la version genevoise et cette réadaptation clownesque donnée à voir à La Grange de Dorigny. L’heure est à la proposition dépoussiérée, décomplexée et hilarante.