Le Manuscrit des chiens III
D’après Jon Fosse / Mise en scène par Guillaume Béguin / du 20 au 22 mars 2015 / Théâtre Am Stram Gram (Genève) / En tournée jusqu’au 10 mai 2015 / Critiques par Luc Siegenthaler et Nicolas Joray .
20 mars 2015
Par Luc Siegenthaler
Un chien mélancolique ?
Qui n’a jamais été bercé par des histoires peuplées d’animaux parlants ? Guillaume Béguin dans Le Manuscrit des Chiens III au Théâtre Am Stram Gram à Genève nous invite à en retrouver à bord du Fou de Bassan, un bateau étrangement familier, tout comme les problèmes de ses passagers canins.
« Si on prenait un deuxième chien à bord ? Ça devrait te plaire, non ? dit le capitaine Phosphore ». Alors qu’Haktor, le chien du capitaine, entretient une longue relation d’amitié avec son maître, voilà que Loliletta, jeune chienne belle et extravagante, lui vole la vedette en s’autoproclamant nouveau « chien de bateau ». Ce qui ne convient pas à Haktor, angoissé à l’idée de se faire remplacer. Mais l’harmonie entre le chien et Le Capitaine Phosphore n’est pas prête à se briser.
Cette fable écrite par Jon Fosse en 1997 a une portée universelle. Elle traite de la peur de se sentir inutile et de perdre son rôle social face à l’arrivée d’une nouvelle personne, plus jeune et plus dynamique. Le caractère abstrait du récit est retranscrit par Guillaume Béguin : le statut social de chaque personnage n’est jamais clairement délimité. Le Capitaine Phosphore et le vaurien Heinar sont interprétés par des femmes, tandis qu’Haktor et Loliletta sont humanisés. Haktor et le Capitaine Phosphore symbolisent-ils une relation amoureuse, un rapport filial, un lien d’amitié ? Le décor constitué d’une cuisine, d’une baignoire, d’un lit, d’un canapé et de toilettes ne limite pas l’imaginaire spatial du spectateur au bateau du capitaine mais élargit son champ interprétatif en évoquant un univers domestique au sein duquel surgissent des bruits et des sons marins. Ainsi, les possibilités interprétatives sont multiples, chaque spectateur étant libre de s’identifier aux personnages selon son propre imaginaire… s’il y parvient. En effet, si le metteur en scène conserve la dimension universelle du Manuscrit des chiens III, il lui sacrifie la profondeur des personnages. Homme animalisé, Haktor se gratte, mange et se couche comme un chien. Le caractère provoque le rire chez le spectateur, enfant comme adulte, mais ne l’émeut guère. Est-il autre chose qu’un homme-chien ? On peine à y voir la figure d’un mari, d’un enfant, d’un ami. Certaines scènes symboliquement chargées dans le texte de Fosse en deviennent ici plus étranges qu’attendrissantes, comme celle dans laquelle Haktor embrasse le Capitaine Phosphore sur la bouche avant que Loliletta ne fasse son apparition. Loliletta elle-même reste cantonnée à un rôle de « femme canine » à l’animalité loufoque. Cette adaptation à la fois réaliste et fantastique atteindrait sans doute davantage la sensibilité du spectateur si elle était marquée d’une tonalité plus homogène, à moins de considérer que l’imagination puisse, à partir du texte de Fosse, nous guider sur ces sentiments qui ne sont pas explicités.
20 mars 2015
Par Luc Siegenthaler
20 mars 2015
Par Nicolas Joray
Des chiens ou des hommes
Le chien de bateau Haktor est le compagnon du capitaine Phosphore. Mais voilà que le cours de sa longue vie est troublé par l’arrivée d’une plus jeune créature : Loliletta. Jonglant entre récit et théâtre, le spectacle présenté à Am Stram Gram thématise la peur d’être remplacé.
Des toilettes à moité cachées par un paravent. Une statue décorative de chien. Une table et un lit à étage. Une baignoire. Une armoire de cuisine en bois à côté d’un four. Une bouilloire dont s’échappe de la vapeur d’eau. C’est tout le mobilier d’une habitation qui est condensé dans cette proposition scénographique. Alors que l’histoire de Jon Fosse se déroule sur un bateau, le décor instaure ici un autre univers : celui d’un intérieur de maison ou d’appartement. Que reste-t-il du monde maritime ? Une radio dont s’échappe la bande-son du spectacle : cris de mouettes et bruits de moteurs. Pourtant, ce mobilier s’apparente bien parfois à celui du bateau : le lit à étages devient celui du navire lorsque les dialogues en évoquent l’existence. Parfois, le doute surgit : la vapeur de la bouilloire symbolise-t-elle la fumée du bateau ? Quoi qu’il en soit, cette alternance, dans la relation des éléments scéniques au texte, entre discordance et adéquation semble être un mouvement constitutif de la proposition de Guillaume Béguin, mouvement qui ne se limite pas à la seule scénographie. En effet, le jeu des comédiens oscille également entre le pôle de l’identification, de l’incarnation, et celui de la narration. On peine d’abord à différencier les personnages : le chien de bateau Haktor, le capitaine Phosphore et le vaurien Einar. Car les actions de chaque personnage sont aussi narrées par les trois acteurs : le texte de l’auteur norvégien étant parsemé de « pense le chien de bateau Haktor » ou de « dit le capitaine Phosphore », cette distribution éclatée du texte proposée par Guillaume Béguin répond tout à fait au style narratif du texte. Petit à petit cependant, l’identification des acteurs aux personnages devient plus claire (même si les acteurs racontent toujours des actions de personnages qu’ils ne représentent pas). Le capitaine Phosphore, apparaît sous les traits de Françoise Boillat. Jean-Louis Johannides joue le chien, et Johanne Kneubühler le vaurien Einar. Univers de la fable et univers scénique sont donc soumis à un jeu d’attraction et de répulsion d’autant plus pertinent que l’enjeu d’une mise en scène d’un tel texte est de rendre une narration au théâtre.
Cependant, ce balancier ne permet pas totalement de compenser la difficulté, pour le spectateur, à s’accrocher à d’autres mouvements que celui de la narration. Il y a bien des déplacements et détournements minimes de meubles (la baignoire devient un lit), quelques espaces de jeu qui sont créés en de nouveaux endroits du plateau, deux ou trois incursions dans le domaine du burlesque (une comédienne essuie par exemple sa brosse à dents sur son derrière), mais les actions se ressemblent pour la plupart, le mobilier est en général utilisé de façon conventionnelle, la bande-son ne réserve pas de grosse surprise. Si l’entrée en scène de Laurence Maître, interprétant avec exubérance la chienne Loliletta, apporte de la fraîcheur, l’ajout d’autres ruptures ou de progressions visuelles ou musicales aurait peut-être conféré au spectacle un rythme plus varié, et permis d’éviter le sentiment de légère routine qui s’installe.
En revanche, cette proposition artistique excelle dans la façon dont elle thématise la peur de perdre sa place dans le cœur de quelqu’un. Le metteur en scène diplômé du Conservatoire de Lausanne a voulu en faire un élément central : « Et pourtant, comme dans toutes les familles, il y a des gens qui s’aiment, il y a des rivalités et il y a des relations qui se transforment. L’amour change et se partage autrement. Et quelquefois l’amour engendre de la peur. Peur que l’amour disparaisse, justement. » Car le vieux chien n’est pas seulement une statue de chien. Il n’est pas seulement un chien. Pas seulement un comédien. Le vieux chien qui a peur d’être remplacé, c’est peut-être aussi moi.
20 mars 2015
Par Nicolas Joray