par Lucas Morëel
Janine Rhapsodie / d’après Molière / texte et mise en scène Julien Mages / du 5 au 15 mars 2015 / Théâtre L’Arsenic / plus d’infos / en tournée jusqu’au 8 novembre 2015
La mythologie est universelle et intemporelle, dit-on. Et Molière a sans doute participé à l’élaboration d’une mythologie française. Mais si Julien Mages nous propose une adaptation du Misanthrope dans Janine Rhapsodie, elle n’est peut-être pas, contrairement à ce qu’il prétend, une actualisation.
Julien Mages, ancien élève de la Manufacture (HETSR) et dramaturge expérimenté – il est déjà l’auteur d’une dizaine de pièces – affirme n’avoir gardé de Molière que la quête de Vérité. Ainsi, le destin tragique qui se joue actuellement à l’Arsenic entre Janine, son mari, sa dealer et un promoteur philosophico-immobilier, ne garderait de l’intrigue classique que l’opposition essentielle qui la sous-tend, celle du vrai et du faux. Le public est d’ailleurs immédiatement averti : « tout ceci est faux ». C’est ce qu’annonce une jeune femme, « vous, nous, cette scène… une fable ». Elle n’a pas menti : on n’y croit pas un instant.
Nous sommes en 2015. L’auteur souhaite nous présenter une actualisation. Tout ceci est très clair pour le spectateur informé. Pourtant, le spectacle ne cesse de nous le répéter et en multipliant abusivement les références à notre époque : le mari fume une cigarette électronique, le promoteur passe son temps sur son smartphone, la misanthrope se dope à l’héro que lui fourgue une dealer bien dans le vent, in, branchée. Plusieurs scènes en deviennent pénibles tant elles cherchent à s’attacher un public de cour de récré ; celle durant laquelle Janine apprend le juron « chier dans la bouche » par exemple… Et puis il y a le mari, qui énumère dans une tirade surjouée la liste des technologies actuelles : facebook, twitter, instagram, youporn, pornhub, les e-books, Nicki Minaj, les tournantes en primaire, etc…
La scénographie ne transpire pas moins la volonté de faire contemporain dans son épuration minimaliste : six chaises, une table, un fond blanc. L’écriture ne cesse de briser le quatrième mur en prenant à parti son public : c’est drôle ce que je dis, non ? Ça pourrait l’être si ça n’était pas si grossièrement méta.
Janine ? C’est une intellectuelle attachée à la vérité et bien malheureuse d’être confrontée à la bêtise du monde. Le promoteur ? Il est cynique, bien entendu. Il veut mener à bien son projet quoi qu’il en coûte. Même s’il doit « détruire ce qu’il aime » pour cela. On croirait un méchant de James Bond. Le mari ? Un bobo aspirant artiste frustré sexuellement par une femme trop attachée aux vertus de l’esprit pour penser à la célébration de la chair. La dealer ? Une jeune femme en prise avec les réalités sociales et les miasmes de la vie. Contemporanéité vous avez dit ? On repassera. Des personnages caricaturaux, brandissant des thèmes et des questions datant du XVIIe siècle : la Femme, la Vérité, la Justice, la Folie… M. Mages n’aurait-il pas oublié de mettre à jour son registre philosophique ? Quoi qu’il en soit, le philosophe restera sur sa faim.
Mais tout ce burlesque, ce grossier, ce vulgaire, il me semble, découle de l’intention comique. J. Mages veut avant tout faire rire. Et les gens rient. Rient de ces canards dont on nous dit que Janine les aime, rient des explosions atrabilaires du mari frustré, rient des échangent de mots d’esprit entre Janine et le promoteur ; mais ils rient encore quand la misanthrope se drogue, ils rient quand elle perd son travail, ils rient quand elle quitte le monde, ils rient quand elle perd l’esprit… Les gens rient de Janine. Et on en oublie que tout ça n’est pas drôle. Qu’Alceste, depuis Rousseau, n’est plus un pantin ridicule. Que la dictature des apparences n’est plus « drôle » mais inquiétante.
À moins que… C’est pourtant vrai que les nouvelles technologies sont omniprésentes… C’est pourtant vrai qu’on nous rabâche sans cesse notre Modernité, que la gloriole du progrès n’a d’égale que les déboires des militants féministes, antiracistes, écologistes, etc… C’est pourtant vrai, enfin, que notre siècle ressemble plus à celui de Molière qu’à celui de Rousseau et que notre public rira donc plus volontiers avec Philinte qu’avec Alceste… La post-modernité, contrairement à ce qu’on veut bien nous faire croire, n’a pas eu lieu. Et si cette adaptation est si ostentatoirement contemporaine, elle n’en est pas moins profondément moderne, en vérité. Bienvenue dans le Grand Siècle, faites comme chez vous, c’est Julien Mages, par une satire virtuose, qui vous invite…