par Nicolas Joray
d’après August Strindberg / mise en scène Christiane Jatahy / du 25 au 26 mars 2015/ Théâtre Populaire Romand (la Chaux-de-Fonds) / plus d’infos
Julia s’en est allée. Les applaudissements jaillissent alors qu’apparaît le générique du spectacle, projeté sur deux panneaux mobiles. Comme dans un film, la musique des violons accompagne ce tomber de rideau cinématographique. Sur les planches du TPR, Julia a bel et bien vacillé entre théâtre et cinéma.
Scènes projetées (par exemple de l’eau bleue troublée petit à petit par du rouge sang), diffusion de scènes filmées en temps réel (comme l’image capturée et retransmise directement sur scène de Jelson, le domestique, que Julia a fait s’asseoir sur une chaise lors d’une dispute), générique final : le septième art est un acteur central de cette création de Christiane Jatahy. Pourquoi ? La scène d’ébats sexuels du milieu du spectacle entre le serviteur et Julia, la fille du comte, en cristallise la pertinence. Le texte original ne fait qu’évoquer sur le mode de l’implicite le rapport sexuel entre Mademoiselle Julie et le serviteur Jean. Événement « hors-texte », hors-champ pourrait-on dire. Christiane Jatahy a voulu expliciter et montrer ce rapport sexuel. Mais ce passage du « hors-champ » du lecteur au « champ » visible du spectateur est en quelque sorte lui-même mis en scène : les corps nus des acteurs sont bien présents mais cachés par une paroi ; ils sont amenés au spectateur grâce à l’utilisation de la caméra directe, leur image étant projetée sur un écran. La proposition dramaturgique de la metteure en scène brésilienne joue ainsi sans cesse de ce passage entre espaces et corps cinématographiques et théâtraux : lorsqu’au début du spectacle Julia disparaît en coulisses, voici qu’elle apparaît sur l’écran, dans une fête, au milieu de nombreuses personnes.
À ces deux espaces dans lesquels se joue la fiction (la fable de Strindberg) s’ajoutent des espaces hybrides, liminaux. Peu avant l’évocation du sang dans l’eau, le personnage de la comédienne qui joue Mlle Julie pour un film avertit franchement : « À la fin de la pièce, du texte original de la pièce, elle s’en va et elle se tue », et poursuit « Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que nous faisons ? Ce que vous allez voir maintenant c’est encore la fin de Strindberg. » Alors que les acteurs livrent un spectacle en portugais, surtitré en français, voici que la comédienne s’exprime dans la langue de Molière. À un autre moment, le cameraman filme l’écran du portable avec lequel l’actrice se prend en photo. L’image est projetée sur un écran : elle publie en direct son selfie sur Facebook avec la mention « Première – TPR – Chaux-de-Fonds ». Ou alors Julia, suivi de Jelson, sort de la salle et s’en va profiter de la neige neuchâteloise. À nouveau, le spectateur en est informé grâce aux vidéos filmées et retransmises en direct. Parfois, espaces de passage entre le cinéma et le théâtre (le cameraman lance un « action ! » ou demande que les comédiens rejouent une scène pour un gros plan). Parfois, espaces de passage entre la fable et la salle. Toujours, espaces hybrides dans lesquels ce ne sont plus forcément les personnages que l’on voit, le portugais que l’on entend ou le Brésil que l’on se représente. Ce sont les comédiens, le français ou la Chaux-de-Fonds. Et ce n’est plus exactement la fiction.
En cela éventuellement le théâtre de Christiane Jatahy est politique : il floute la barrière entre ce que nous appelons fiction et réalité. Il dérange. Le thème de la ségrégation sociale, qui sous-tend le texte original, et ici doublé d’une mise en jeu de la ségrégation raciale, défi du Brésil contemporain. Travaillant la dichotomie fiction/réalité, la proposition artistique suggère également que la fable n’est peut-être pas uniquement fable.