Par Nicolas Joray
Daisy / de Rodrigo García / du 11 au 15 novembre 2014 / Théâtre Saint-Gervais / plus d’infos
Ne pas réduire les objets à leur usage. C’est sur ce réquisitoire contre la primauté de l’utilitaire que s’ouvre le dernier spectacle de l’auteur et metteur en scène argentin Rodrigo Garcia. Exit la platitude du quotidien. L’imagination et la poésie entrent en scène pour ajouter à des faits a priori banals une résonance poétique, voire philosophique.
Dès 1989, année de la formation de sa compagnie (La Carnicería Teatro), Rodrigo Garcia s’est spécialisé dans une écriture qui puise sa force dans la vie de tous les jours. Une écriture de la rue et du quotidien, abordable, influencée par une enfance passée « dans cette banlieue populaire de Buenos Aires au milieu de copains destinés à devenir ouvriers ou maçons ». L’accessibilité du théâtre est donc au cœur du projet artistique de l’Argentin installé en Europe, et nommé au début de cette année directeur du Centre Dramatique National de Montpellier. Mais simplicité de langage ne rime pas pour autant avec réflexions simplistes, et c’est tout l’intérêt de ses créations. Dans Daisy, les personnages assimilent l’utilisation du smiley à un signe de pauvreté communicationnelle, ou se servent d’exemples de rêves pour contester Freud. Il est aussi question de l’ennui qui s’installe dans la vie conjugale, du travail sans intérêt, de la vie sans goût. On rit, parfois jaune, de réflexions piquantes qui font écho de près ou de loin à la vie de tout un chacun. La panoplie d’exemples est large, et les thèmes abordés se succèdent sans fil rouge narratif explicite.
En effet, le propre de ce genre de théâtre n’est pas de raconter une histoire, mais plutôt de créer un enchaînement d’ambiances, de tableaux. Afin d’y parvenir, Rodrigo Garcia utilise une palette de moyens extrêmement étoffée : des objets aux humains, en passant par les animaux (chiens, blattes, escargots, tortue) ; des morceaux électro au quatuor de musique classique, en passant par le sac de perfusion qui goutte sur un tambour de batterie ; de l’énorme tête de chien qui sert de promontoire au fauteuil en forme de boule très design, en passant par une simple chaise de cuisine ; de la projection de textes à la projection d’images live, en passant par des vidéos pré-enregistrées ; des paroles aux cris, en passant par la chanson populaire. Ces nombreux moyens sont mis au même niveau, et utilisés par le metteur en scène avec une grande liberté : les animaux deviennent danseurs ; la musique classique perd son statut honorifique et devient intermède ; les acteurs endossent un drap blanc et deviennent des fantômes, objets du décor. En détournant ainsi les éléments scéniques de leur usage premier, Rodrigo Garcia ajuste sa pratique théâtrale au discours qui ouvre son spectacle, et fait ainsi preuve d’une cohérence remarquable. Faisant également feu de tout bois, les deux acteurs présents sur scène (Gonzalo Cunill et Juan Loriente) créent des images parfois surprenantes (comment se concentrer sur ce qui est dit lorsque un amas de blattes est visible en gros plan sur un écran en fond de scène?), toujours colorées : le jaune d’une moto ; l’eau bleutée du tambour transformé en vivarium ; le rouge du fauteuil. Ces multiples tableaux composites sont sans arrêt à la frontière du sensé et de l’absurde. Libre au spectateur de prendre ce qui lui parle, de laisser tomber ce qui le laisse froid. Qui peut d’ailleurs se vanter de rester totalement attentif pendant de longs passages de déclamations de listes rabelaisiennes et d’intermèdes de musique classique ? Chacun sélectionnera les couleurs de cet arc-en-ciel scénique baroque qui font sens pour lui. Ce qui est sûr, c’est que certaines des scènes à découvrir jusqu’au 15 novembre au Théâtre Saint-Gervais ne laisseront personne tiède…