Daisy

Daisy

de Rodrigo García / du 11 au 15 novembre 2014 / Théâtre Saint-Gervais / Critiques par Jonas Guyot et Nicolas Joray.


13 novembre 2014

Rodrigo García, un remède contre l’absurdité du quotidien

© Christian Berthelot

Dans une langue incroyablement percutante et dérangeante, la dernière création de Rodrigo García poursuit la réflexion du metteur en scène sur les inepties de notre société. Un spectacle poético-ironique dans lequel Leibniz côtoie des cafards et où les hommes dansent avec les chiens.

Sur la scène, un capharnaüm d’objets et d’animaux. Plusieurs caisses de batterie sont disposées çà et là, révélant un nid de cafards dont la masse grouillante est projetée sur un grand écran, des monticules de salade et de tomates destinées à nourrir les insectes, une tortue qui évolue dans une eau verdâtre ou encore un agglomérat d’escargots. À ce bestiaire s’ajoutent deux petits chiens qui se voient entraînés dans une danse menée par les deux comédiens du spectacle Gonzalo Cunill et Juan Loriente. Parmi ce décor animalier et hétéroclite se dresse une bibliothèque remplie de livres, rappelant discrètement que l’homme se distingue de l’animal par sa capacité à penser et parler.

Le propos n’est cependant pas celui d’une supériorité de l’homme sur l’animal. Au contraire, Rodrigo García ne ménage pas l’humanité en dénonçant, non sans humour, l’absurdité de notre quotidien. En fustigeant les nombreuses inepties de notre société comme « l’art de banaliser une maison », il s’attaque surtout à l’appauvrissement de la langue et de la poésie. Ces dernières sont notamment matérialisées sur scène par la grande bibliothèque ou encore l’apparition de Leibniz annoncée en grande pompe par un feu d’artifice. Ce spectacle est une fête, une fête des mots qui ne cesse de dire, de redire, de reformuler pour échapper au conformisme et à la simplification du langage. De cette réflexion naissent de savoureux moments langagiers, comme lorsqu’un personnage raconte avoir longuement pesé les termes d’un message envoyé de son téléphone portable, auquel son interlocuteur s’est contenté de répondre par « un triste et pitoyable 🙂  ». Daisy est une succession d’anecdotes, de petites histoires, de listes de mots qui donnent lieu à un flux continu de paroles jusqu’à en épuiser la langue.

Toute la réflexion de Rodrigo García sur l’appauvrissement de la langue et l’absurdité de notre quotidien ne fait cependant pas de cette pièce un spectacle élitiste et méprisant vis-à-vis de la culture « populaire ». L’art pictural côtoie les films d’horreur : le Christ en croix du peintre Hans Memling danse aux côtés du personnage de tueur en série Freddy Krueger sur une musique disco entraînante. La poésie du metteur en scène naît justement de cette rencontre impromptue entre les mondes, brisant par la même occasion le conformisme dans lequel nous sommes quotidiennement plongés.

Afin d’échapper quelques instants à l’absurdité de notre vie ordinaire, il est donc urgent de se plonger dans l’univers fantasmagorique de Rodrigo García. Sa pièce est à découvrir jusqu’au 15 novembre au Théâtre Saint-Gervais.

13 novembre 2014


13 novembre 2014

Un feu d’artifice grinçant

© Christian Berthelot

Ne pas réduire les objets à leur usage. C’est sur ce réquisitoire contre la primauté de l’utilitaire que s’ouvre le dernier spectacle de l’auteur et metteur en scène argentin Rodrigo Garcia. Exit la platitude du quotidien. L’imagination et la poésie entrent en scène pour ajouter à des faits a priori banals une résonance poétique, voire philosophique.

Dès 1989, année de la formation de sa compagnie (La Carnicería Teatro), Rodrigo Garcia s’est spécialisé dans une écriture qui puise sa force dans la vie de tous les jours. Une écriture de la rue et du quotidien, abordable, influencée par une enfance passée « dans cette banlieue populaire de Buenos Aires au milieu de copains destinés à devenir ouvriers ou maçons ». L’accessibilité du théâtre est donc au cœur du projet artistique de l’Argentin installé en Europe, et nommé au début de cette année directeur du Centre Dramatique National de Montpellier. Mais simplicité de langage ne rime pas pour autant avec réflexions simplistes, et c’est tout l’intérêt de ses créations. Dans Daisy, les personnages assimilent l’utilisation du smiley à un signe de pauvreté communicationnelle, ou se servent d’exemples de rêves pour contester Freud. Il est aussi question de l’ennui qui s’installe dans la vie conjugale, du travail sans intérêt, de la vie sans goût. On rit, parfois jaune, de réflexions piquantes qui font écho de près ou de loin à la vie de tout un chacun. La panoplie d’exemples est large, et les thèmes abordés se succèdent sans fil rouge narratif explicite.

En effet, le propre de ce genre de théâtre n’est pas de raconter une histoire, mais plutôt de créer un enchaînement d’ambiances, de tableaux. Afin d’y parvenir, Rodrigo Garcia utilise une palette de moyens extrêmement étoffée : des objets aux humains, en passant par les animaux (chiens, blattes, escargots, tortue) ; des morceaux électro au quatuor de musique classique, en passant par le sac de perfusion qui goutte sur un tambour de batterie ; de l’énorme tête de chien qui sert de promontoire au fauteuil en forme de boule très design, en passant par une simple chaise de cuisine ; de la projection de textes à la projection d’images live, en passant par des vidéos pré-enregistrées ; des paroles aux cris, en passant par la chanson populaire. Ces nombreux moyens sont mis au même niveau, et utilisés par le metteur en scène avec une grande liberté : les animaux deviennent danseurs ; la musique classique perd son statut honorifique et devient intermède ; les acteurs endossent un drap blanc et deviennent des fantômes, objets du décor. En détournant ainsi les éléments scéniques de leur usage premier, Rodrigo Garcia ajuste sa pratique théâtrale au discours qui ouvre son spectacle, et fait ainsi preuve d’une cohérence remarquable. Faisant également feu de tout bois, les deux acteurs présents sur scène (Gonzalo Cunill et Juan Loriente) créent des images parfois surprenantes (comment se concentrer sur ce qui est dit lorsque un amas de blattes est visible en gros plan sur un écran en fond de scène?), toujours colorées : le jaune d’une moto ; l’eau bleutée du tambour transformé en vivarium ; le rouge du fauteuil. Ces multiples tableaux composites sont sans arrêt à la frontière du sensé et de l’absurde. Libre au spectateur de prendre ce qui lui parle, de laisser tomber ce qui le laisse froid. Qui peut d’ailleurs se vanter de rester totalement attentif pendant de longs passages de déclamations de listes rabelaisiennes et d’intermèdes de musique classique ? Chacun sélectionnera les couleurs de cet arc-en-ciel scénique baroque qui font sens pour lui. Ce qui est sûr, c’est que certaines des scènes à découvrir jusqu’au 15 novembre au Théâtre Saint-Gervais ne laisseront personne tiède…

13 novembre 2014


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