Made in China

Made in China

de Thierry Debroux / mise en scène Didier Kerckaert / Théâtre du Passage à Neuchâtel / 3 avril / Critiques par Sabrina Roh et Jonas Guyot.


8 avril 2014

Derrière le beauf, la faille

© Lucas Castellin

A l’heure où l’on parle décroissance et où le capitalisme est parfois remis en question, Didier Kerckaert met en scène Made in China. Une pièce actuelle qui critique la société économique par le biais du rire et du cynisme.

Des sinogrammes, à l’image des indices boursiers, défilent à toute allure sur des murs qui s’avèrent être en carton. Cette profusion de signes, associée à la démarche nerveuse des comédiens qui arpentent l’espace scénique dans la pénombre, évoque le rythme de vie infernal des traders. Puis c’est sur ce qui semble être une salle de conférence que les projecteurs se tournent. Tout est aseptisé : des chaussures cirées des employés aux chaises design alignées de manière quasi obsessionnelle. Rien ne dépasse mais pourtant tout risque de s’écrouler.

C’est justement cette pseudo-stabilité économique que Thierry Debroux, comédien, dramaturge et metteur en scène diplômé de l’INSAS, a souhaité illustrer dans son texte Made in China. Trois cadres d’une entreprise condamnée à la délocalisation sont mis en compétition. Le véritable combat de coqs, orchestré par la directrice des ressources humaines aussi sexy que cynique, déterminera lequel des employés aura la chance de partir à Shangaï. Quant aux autres, ils risquent fortement le licenciement. Didier Kerckaert s’est emparé de cette histoire qui dépeint la fragilité et la perversité d’une entreprise lambda. Comédien formé à l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Jean-Pierre Vincent, il débute dans le domaine de la création et de la programmation en 1993 en fondant le Théâtre d’octobre. Il met surtout en scène des textes contemporains comme Les Voisins de Michel Vinaver, ou encore La Force de tuer de Lars Noren. Dans Made in China, Didier Kerckaert réussit, par le décor d’abord, à mettre en évidence l’instabilité du système économique et des entreprises qui en dépendent. En effet, autour des employés tirés à quatre épingles et des accessoires sobres et épurés, des murs faits de boîtes en cartons font office de structure. Une structure bancale qui menace à tout moment de s’écrouler et d’engloutir les employés.

Comme dans une véritable arène, les gladiateurs du commerce se battent sous le regard sévère de la DRH, incarnée avec brio par Sophie Bourdon. A plusieurs reprises, sa position dominante en bout de table rappelle une célébrissime scène tarantinesque : dans Kill Bill, une femme japonaise use de son autorité sur un groupe d’hommes qui n’a pas son mot à dire. Quelqu’un finira-t-il aussi avec la tête tranchée dans Made in China ? Cette blonde sulfureuse qui appréhende la vie à travers le prisme de la carrière opère une grande pression sur les employés, et notamment un certain Philippe, un cadre exemplaire et anxieux. Les mimiques du comédien, d’une grande subtilité, traduisent un malaise constant qu’il tente parfois de surpasser grâce à de soudains accès de motivation. A moins que cela ne soit de la folie ? Il est alors difficile de trancher: Philippe est constamment sur la brèche.

La tension de la pièce repose sur cette relation dominant/dominé que les personnages de la directrice des ressources humaines et de Philippe incarnent de façon caricaturale mais convaincante. La menace du sitcom était grande mais la complexité des personnages permet de la déjouer. En effet, tous ont une faille qu’ils n’osent avouer. Tout comme dans les confessionnaux des émissions de télé-réalité actuelles, ils se confient dans une vidéo projetée sur les murs en carton alors que sur scène, les comédiens miment le mal-être des personnages. Les trois Français moyens, pleins d’orgueil et de fierté, laissent donc leur « autre moi » parler à leur place. L’idée est brillante mais alors que le texte de Thierry Debroux ne tombe jamais dans le pathos et donne une part importante à l’humour, ce système de détachement du moi par l’intermédiaire de la vidéo apporte une touche un peu surfaite. On retiendra surtout le jeu simple et efficace des comédiens qui réussit à faire rire tout en donnant une teinte grandement cynique à la pièce.

8 avril 2014


8 avril 2014

Welcome to Shanghai

© Fabien Debrabandere

Made in China est une fable qui présente l’une des facettes de la mondialisation. Dans une entreprise rachetée par les Chinois, une directrice des ressources humaines est engagée pour choisir, parmi trois cadres, lequel s’envolera pour Shanghai. Entre manipulation, abus de pouvoir et harcèlement, le texte de Thierry Debroux dépeint avec cynisme et humour noir les luttes qui animent le monde du travail dans les grandes entreprises.

Des signes chinois sont projetés sur trois panneaux de carton ; ils défilent à toutes vitesse et dans tous les sens. Une musique asiatique au rythme endiablé accompagne ces projections ; « Bienvenue à Shanghai ! ». Bien que toute la pièce se déroule en France, la mégapole chinoise ne cesse d’être un leitmotiv dans le texte comme dans le décor. Cette omniprésence crée un sentiment d’angoisse qui accompagne tout changement. La pièce s’ouvre avec un dialogue entre Philippe, Jacques et Nicolas. Très vite les trois cadres révèlent leur personnalité. Philippe est un homme discret et terriblement angoissé ; Jacques, la cinquantaine, ne supporte pas l’injustice mais reste pragmatique. Nicolas est un jeune homme ambitieux, qui semble multiplier les conquêtes féminines au sein de l’entreprise. Bien que ces personnages soient légèrement caricaturaux, Thierry Debroux échappe aux facilités. Son texte contient des monologues intérieurs, qui révèlent les doutes des personnages vis-à-vis du système dans lequel ils évoluent, ce qui les éloigne des types de carriéristes calculateurs et dénués d’états d’âme.

L’aliénation de la vie privée

Malgré l’omniprésence du travail dans l’existence de ces trois individus, leur vie privée se révèle peu à peu. La mise en scène de Didier Kerckaert montre admirablement la difficulté de vivre une vie privée à côté d’un travail envahissant. Un petit film mettant en scène chaque personnage dans son intimité est projeté sur les panneaux. Le contraste de l’image est très accentué de sorte qu’elle manque de netteté, comme si ces petits monologues intérieurs s’effaçaient devant la charge du travail. Philippe parle du mutisme de sa fille et de l’incapacité qu’il ressent à établir le dialogue avec elle. Jacques promet à sa défunte épouse qu’il obtiendra le poste de cadre à Shanghai pour se racheter de son absence lors de sa mort. Quant à Nicolas, il répète en boucle des paroles destinées à sa compagne et collègue Sophie, qui est enceinte de lui. Dans l’évocation de leur vie intime, le travail entre toujours en interférence. Si Philippe n’arrive pas à parler avec sa fille, c’est en raison de son travail, qui accapare peu à peu son intériorité. Jacques a sacrifié son mariage pour son activité professionnelle et Nicolas tente de trouver un équilibre entre sa future paternité et ses ambitions professionnelles.

L’omniprésence des rapports de force

Plus que le travail lui-même, le sujet central de cette pièce est en réalité le pouvoir, qui installe des rapports de force entre les trois cadres, mais également entre eux et la DRH. A travers des exercices, plus humiliants les uns que les autres, elle incarne les pleins pouvoirs de l’entreprise et la soumission de ses employés. Lorsqu’elle demande à Jacques de chanter « Ça plane pour moi » de Plastique Bertrand, le ridicule atteint son paroxysme. En acceptant l’exercice, Jacques se place en situation d’infériorité et affirme sa docilité. Malgré quelques réticences, les trois personnages vont participer, tout au long de la pièce, à tous ces exercices qui leur seront imposés. La DRH évalue ainsi leur capacité à obéir et teste les limites de leurs ambitions tout en créant de la compétition entre eux. Malgré la rigidité et la cruauté qui émane de cette figure, le texte de Thierry Debroux, ne manque pas d’humour. L’enthousiasme exagéré de cette femme vis-à-vis du système qu’elle défend suscite le rire. Son attitude cynique et l’indifférence qu’elle porte à Philippe, Jacques et Nicolas sont ici les principaux ressorts du comique.

En ce qui concerne le personnage de la DRH, pour laquelle la voix de Shanghai est une « drogue dure », on se demande si elle est également une victime de la mondialisation, ou si elle a réussi à tirer son épingle du jeu en adoptant l’attitude que l’on attendait d’elle ? La réponse semble bien se trouver dans un bref coup de fil qu’elle passera à sa fille …

8 avril 2014


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