Par Deborah Strebel
Une critique du spectacle :
Oh les beaux jours / d’après Samuel Beckett / mise en scène Anne Bisang / La Comédie de Genève /du 4 au 22 mars 2014 / plus d’infos
Tonitruant hymne à la vie, Oh les beaux jours propose un poignant monologue d’une éternelle optimiste s’accrochant de toutes ses forces à la vie, luttant ainsi contre la solitude, le vieillissement et la mort.
Au sommet d’un monticule de terre trône Winnie. Ses jambes sont dissimulées à l’intérieur d’une imposante dune comportant à la fois une épave de barque, des bouts de bois, un bidon d’essence et d’autres résidus rapportés par la mer. Telle une longue traîne, la butte semble prolonger la robe de cette femme d’âge mûr souriante et pimpante. Elle s’apprête à débuter sa journée. Pour cela, elle commence par s’emparer de sa brosse à dent. Rituel incontournable de la vie quotidienne, Winnie accorde beaucoup d’importance à sa toilette. Puis elle se met à lire les prescriptions inscrites sur une petite fiole : « amélioration immédiate ». Elle recherche alors un remède. Prisonnière d’un monticule de terre, elle semble échouée sur une île déserte. Présentée tantôt comme une rescapée tantôt comme une survivante, elle est traversée par deux dynamiques opposées. Immobilisée par le sable , elle est retenue au sol mais simultanément elle se sent aspirée vers le haut. Cette confrontation de deux forces contraires est soulignée par la verticalité du décor dans la mise en scène d’Anne Bisang, qui fait émerger Winnie à la pointe d’une haute colline, avec un parapluie qu’elle brandit parfois au-dessus d’elle. Occupant l’espace de bas en haut, elle est ainsi tiraillée entre la terre et les cieux, autrement dit entre la vie et la mort. Cependant, Winnie s’accroche vigoureusement sans relâche de jour en jour. Sur la scène, la lumière indique subtilement les différents instants de la journée. Le temps défile et chaque jour de plus est une victoire. Winnie recherche alors un antidote contre la fin. Elle lutte à la fois contre le temps, le vieillissement et la disparition. Afin d’y parvenir, elle s’agrippe aux petits gestes du quotidien comme à une bouée de secours. Se limer les ongles, se remettre du rouge à lèvre, tout participe à la maintenir active et donc en vie. Néanmoins, son véritable canot de sauvetage demeure sa mémoire qu’elle s’efforce de rafraîchir en évoquant ses souvenirs avec son mari, Willy. Car elle n’est pas complètement seule, isolée dans un no man’s land. Il y a son époux, à l’arrière-plan, la plupart du temps de dos et caché aux yeux du public. Elle s’adresse à lui, parfois à elle-même. Elle parle tantôt avec engouement tantôt avec nostalgie. Son discours développe autant le thème de la solitude que celui de la peur face au vieillissement. L’ensemble est ponctué de temps à autre par un son assourdissant, retentissant tel un électro-choc, ravivant aussi bien Winnie que les spectateurs.
Le texte de Beckett, provoquant successivement angoisse, mélancolie et grands moments d’allégresse, propose un véritable hymne à la vie. Les nombreuses didascalies particulièrement précises ne laissent que peu de liberté à la mise en scène. Néanmoins, Anne Bisang, nommée en 1999 à la tête de la Comédie de Genève et actuellement directrice artistique du centre neuchâtelois des arts-vivants (Arc en scènes), est parvenue à offrir sa propre interprétation, en collaborant étroitement avec l’actrice principale. Pour incarner Winnie, la metteure en scène avait initialement pensé à Yvette Théraulaz. Mais après une année 2013 particulièrement remplie pour la comédienne dont une tournée dans toute la Suisse Romande pour son spectacle « Les Années », l’artiste n’avait malheureusement plus assez de force pour s’emparer d’un rôle aussi singulier demandant autant d’énergie afin d’enchaîner les répliques et les émotions qu’elles suscitent. C’est donc au final vers Christane Cohendy qu’Anne Bisang se tourne. Grande dame du théâtre français, récompensée notamment d’un molière en 1996, elle interprète avec excellence Winnie, cette inconditionnelle optimiste. Habitée par une fureur d’exister, elle ne cesse de résister face à cet enlisement progressif symbolisant l’inéluctable arrivée de la mort. Oh les beaux jours met ainsi en scène un déclin évolutif suggérant non sans humour et délicatesse une réflexion existentielle.