A la chasse aux papillons dans la cour de récréation

Par Alice Bottarelli

Une critique du spectacle :
RéCréation / d’après l’œuvre de Robert Walser / par In Pulverem Reverteris / mise en scène Danielle Bré / Théâtre La Grange de Dorigny / du 6 au 7 février 2014

© Danielle Bré

L’œuvre de l’écrivain suisse-allemand Robert Walser fut un coup de foudre de jeunesse pour Danielle Bré. La metteuse en scène nous la livre aujourd’hui décortiquée, élaguée, déboîtée, hachée, puis rafistolée, sur une scène de plus en plus saccagée sous nos yeux, modelée par les colères ou les enthousiasmes des personnages. Six adolescents qui nous transmettent cette écriture, se la partagent, la clament, lui donnent corps, la découvrent et se découvrent en même temps que nous. Un chaos, charmant mais difficile à appréhender.

 

Fontaine d’éternelle jouvence

Danielle Bré, après avoir longtemps enseigné à l’Université de Provence et fait monter en scène de jeunes comédiens d’Aix et Marseille, se retrouve à l’âge de la retraite saisie par « le sentiment du provisoire, comme à dix-huit ans ». À nouveau, elle est capturée entre passé et futur, « en danger de s’éteindre ou de s’éveiller, de se soumettre au temps ou de construire un éternel présent. » Éprouvant un lien fort et essentiel avec le monde de l’adolescence, dont elle sent qu’il a fondé son identité et continue d’influer sur sa vie, elle se replonge dans l’œuvre protéiforme de Robert Walser, qui foisonne elle aussi à partir de cette source intarissable d’inspiration. Les contradictions qui animent les adolescents ouvrent chez lui la porte à toutes les poésies. À la poésie du minuscule, qui se lit dans ses « microgrammes », morceaux de papier où il écrivait très serré au crayon les idées qui le saisissaient sur le moment. À la poésie du passionné, qui se jette d’un coup sur la page ou se crie sans réfléchir. À la poésie du fragile, qui se déploie délicatement dans les situations les plus anodines – l’écriture de Walser n’étant pas sans rappeler l’esthétique du haïku – et menace de se défaire si l’on y oppose le bon sens.

De même, les adolescents de RéCréation n’obéissent pas à une caractérisation claire. Ils sont tout sauf des êtres monolithiques. « Piqués dans un espace vide comme des papillons », ils volent de-ci de-là sans trouver d’échappée à leurs doutes, poursuivis et chassés par les enfants qu’ils étaient, avant d’être catégorisés et fichés dans l’album social par les adultes qu’ils seront. Ils s’interrogent sans cesse. Ils cherchent à convaincre, et s’embrouillent ou s’enflamment. Ils finissent par se perdre dans leurs pensées labyrinthiques. Ils constatent, étonnés, qu’ils font « des phrases qui [les] indignent et [les] effraient. » Ils veulent la grandeur comme la modestie, la gloire comme la pauvreté, ils semblent comprendre tout et rien à la vie. Comme des étincelles, leurs idées et leurs mots germent et meurent dans une succession rapide, rien n’est figé, tout éclate.

C’est cette profusion changeante que Danielle Bré transpose sur la scène. Son projet, affirme-t-elle, est politique : lassée du modèle d’identification dominant proposé aux jeunes Français depuis quelques années, à savoir la culture de banlieue, elle veut « tenter de rendre consistante une image de jeunesse possible pour le temps présent. » Elle désire leur proposer une nouvelle surface de projection et d’introspection, une recherche poétique. « Rien de l’enquête ou de l’angoisse sociologique dans [son] positionnement », mais plutôt un dialogue, tendre et frais.

Une fontaine qui déborde

La scène est une salle de classe impersonnelle aux vieux meubles résistants à tout, d’abord alignés face à la chaise vide du professeur, puis sans cesse réagencés, jetés de-ci de-là, malmenés. Toujours mouvant, le décor est pensé avec cohérence et inventivité. Avec un nombre restreint d’éléments familiers, les acteurs donnent à la scène des allures toutes différentes selon la manière dont ils déplacent les meubles et accessoires. Tout cela se fait à vue, donnant à voir au spectateur les transformations scénographiques comme un champ de bataille traduisant l’esprit de révolte de la classe. Entre les tables renversées, les chaises empilées en une sculpture digne d’Ai Weiwei, les vieilles couvertures beiges aux croix suisses utilisées comme tapis et les blocs de bois usé servant de socles ou de petits podiums, un espace de jeu aux potentialités infinies se déploie sous nos yeux intrigués. Or le lieu reste indéterminé. Pas vraiment une salle de classe puisqu’aucun professeur n’y entre jamais, ni une cour de récréation puisque tout indique que nous sommes à l’intérieur, il offre plutôt les caractéristiques d’une « école en panne » désertée par tous sauf, curieusement, les élèves. En somme, nous avons affaire à une hétérotopie – un endroit à part, en négatif du monde social, un « contre-espace » ouvert sur l’imaginaire. Au même titre qu’une cour de récréation, cette scène est un non-lieu, suspendu entre deux univers : celui de l’institution scolaire et celui du monde extérieur. Cette indétermination de l’espace reflète celle de la tranche de vie dans laquelle sont saisis les personnages. Pas encore dans l’âge adulte, déjà plus dans l’enfance, ils demeurent dans les limbes de l’adolescence, sorte d’hétérochronie indéfinissable. Plus qu’une période ou un lieu de transition, l’adolescence, ainsi que la cour de récré ou la salle de classe vidée de toute autorité professorale, sont des espaces de création (comme nous le laisse entendre le jeu de mot du titre de la pièce), des pages blanches où tout reste encore à inventer.

Cependant, malgré l’intelligence de la scénographie et le réel intérêt du projet de Danielle Bré, le texte (dé)monté ne prend pas toute l’ampleur que le sens poétique aigu de Robert Walser laissait espérer. Tout bouge tout le temps, les répliques s’enchaînent sans suivre le fil d’une intrigue, les personnages présentent trop de facettes pour offrir des caractères véritablement cohérents et touchants. Les dialogues se succèdent avec frénésie sans laisser assez de temps au public pour savourer la profondeur évocatrice des phrases de l’auteur suisse. Le jeu des acteurs est travaillé, pointu, mais trop mouvant, agité, pour que les enjeux et les doubles sens de leurs répliques prennent toute leur portée. La mise en scène est très axée sur la dimension corporelle du jeu d’acteurs, privilégiant la technique de Meyerhold, qui prônait une approche surtout (pour ne pas dire seulement) physique, donnant une grande importance aux gestes et à l’extériorité du comédien plutôt qu’à son identification intime au personnage joué. Au contraire de la méthode de Stanislavski, qui se veut plus naturaliste, les acteurs se présentent ici comme tels aux spectateurs, à dessein : les six comédiens de RéCréation parlent et se meuvent bel et bien comme sur une scène théâtrale, et non comme des adolescents entre eux dans une école. Le choix est défendable, et ne desservirait pas la pièce, si ce n’était par l’excès de leur gestuelle, qui ôte au simple texte son potentiel de résonance. Des personnages plus ancrés, une scène moins mouvementée, une diction moins rapide auraient certes le désavantage d’assourdir cet élan de la jeunesse que Danielle Bré souligne avec tant d’intensité, mais offriraient plus d’espace à la rêverie, à la suggestivité des mots, et permettraient au spectateur de faire sien cet univers qui bouillonne et déborde trop. Pour qu’on y lise son propre reflet, la surface doit rester calme par moments. Il est vrai que Danielle Bré déclare rechercher une « écologie du sentiment » qui soit mue par la légèreté de la danse, de la joie et du jeu, légèreté érigée en système plutôt qu’en artifice : en ce sens, cela ne fait aucun doute, elle y réussit.

 

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