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Analyses et métaréflexions

Mémoires critiques : retour réflexif

J’ai rédigé des courtes critiques littéraires portant sur quatre ouvrages d’auteurs et autrices suisses : La Longe de Sarah Jollien-Fardel, Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau d’Anne Brécart, La Danse des pères de Max Lobe et Glace morte de Walter Rosselli.

Pour réaliser ces critiques, j’ai d’abord eu l’idée de m’inspirer de certains courants critiques majeurs (par exemple le structuralisme ou la psychocritique) et d’appliquer à chacune des œuvres de mon corpus une approche spécifique. Or, j’ai rapidement constaté la difficulté de ce genre de commentaire, ainsi que le manque de souplesse qu’il entraîne, en restreignant la lecture à une seule grille d’analyse. En effet, ces théories critiques empêchent parfois de pouvoir mentionner, au besoin, des observations qui sortent de leur cadre propre ou de celui des domaines auxquels elles s’intéressent. Ces réflexions ont été menées en même temps que la lecture d’un ouvrage de Jean Starobinski, La Relation critique, dans lequel l’auteur genevois valorise précisément une approche critique qui se construit en fonction de l’œuvre à commenter. Rien ne sert de vouloir appliquer une théorie prédéterminée à l’œuvre littéraire, celle-ci qui appelle à des analyses relevant de divers domaines en fonction de sa construction, de sa forme ou de sa thématique. J’ai donc abandonné cette première idée au profit d’une lecture plus attentive à la spécificité de chaque ouvrage.

Pour garder une certaine cohérence entre mes différentes critiques, j’ai finalement décidé de rechercher une thématique commune entre les œuvres commentées, pour pouvoir analyser et comparer la manière dont elle exploite ce motif. Ce fil directeur a été celui de la mémoire et du souvenir. Thème majeur de ces quatre ouvrages, le travail ou la recherche mémorielle touchent tous les personnages qui prennent part à ces récits. Qu’ils soient dans un instant de crise, un moment de vie intense ou une période de remise en question, tous tentent de se rappeler un passé oublié, ou au contraire de faire le deuil d’évènements de vie révolus mais encore trop présents. À leur manière, ces ouvrages disent tous l’importance de la mémoire et déclinent comment le souvenir peut devenir une arme contre le présent (Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau), un barrage contre l’oubli (La Longe) ou une remémoration qui permet d’avancer (La Danse des pères). Ainsi et dans toutes mes critiques, j’ai tenté d’inclure quelques lignes ou quelques paragraphes sur ce sujet, pour mettre en lumière la manière originale et singulière dont chaque récit traite cette thématique.

Sur le plan méthodologique, j’ai dans un premier temps sélectionné mes lectures en parcourant les publications récentes. Certains ouvrages m’ont tout de suite attirée et m’ont donné l’idée de développer cette thématique mémorielle. J’ai choisi les deux derniers en fonction de celle-ci, en cherchant des ouvrages qui abordaient également cette question. Par la suite et après une lecture et une annotation attentives des œuvres, j’ai toujours tenté d’établir un premier plan général avant de commencer la rédaction. En déterminant par avance les éléments que je voulais aborder, et en sélectionnant certaines citations, il m’était ensuite plus simple d’entamer mon commentaire. L’étape de la réécriture a été également essentielle. Avec les commentaires des enseignants de l’Atelier, j’ai pu retravailler mes différentes critiques, ajouter des éléments pertinents et reformuler des passages qui manquaient de précision et de clarté.

Quelques difficultés sont apparues au fil de la rédaction. La première fut de trouver le juste équilibre entre résumé de l’ouvrage et analyse critique, notamment sans trop dévoiler l’intrigue. Par exemple, dans le cas de ma critique sur La Longe, il m’a fallu trouver la bonne formulation pour la fin de mon commentaire, pour exprimer clairement mon jugement tout en conservant une part de mystère sur le dénouement de l’œuvre. La deuxième difficulté est celle de garder en tête que le potentiel lecteur de la critique n’a pas forcément lu l’ouvrage, et n’a donc pas accès aux divers éléments de forme et de contenu mentionnés dans le commentaire. Cela nécessite d’être toujours précise et explicite pour que les différentes observations et analyses soient claires et toujours accessibles. Enfin et parce que cette pratique était nouvelle pour moi, il m’était parfois difficile de justifier mes impressions de lecture, et surtout de savoir quels éléments méritaient d’être invoqués pour le faire. Cependant et au fil des lectures et des rédactions, cette sélection est devenue de plus en plus facile.

Malgré ces quelques difficultés, j’ai trouvé cet exercice très enrichissant et formateur. Il m’a permis d’expérimenter une pratique qui n’est pas fréquente dans le cadre d’études universitaires, en réunissant des outils d’analyse textuelle à une approche plus subjective.

Bibliographie

Ouvrages

– BRÉCART Anne, 2025, Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau, Chêne-Bourg, Zoé.

– JOLLIEN-FARDEL Sarah, 2025, La Longe, Paris, Sabine Wespieser.

– LOBE Max, 2025, La Danse des pères, Chêne-Bourg, Zoé.

– ROSSELLI Walter, 2025, Glace morte, Genève, Slatkine.

Littérature secondaire

– STAROBINSKI Jean, 1970, La Relation critique, Paris, Gallimard.

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Critique littéraire

La danse intime, politique et libératrice des pères

Fortement inspiré de la vie de l’auteur, cet ouvrage retrace un voyage intérieur, à la fois physique et mémoriel. Cette quête de soi passe par la redécouverte de figures paternelles, autant aimées que rejetées, et dévoile comment l’histoire familiale détermine notre personnalité et rapport au monde. Aussi intime que politique, ce récit poignant est un chemin vers l’acceptation du passé, le pardon et la libération de soi.

C’est à travers une langue hybride et colorée que l’univers du narrateur Benjamin (le double de Max Lobe) prend vie. Le texte alterne entre le français, l’anglais et la langue camerounaise de son enfance, dans un mélange qui reflète à merveille son identité plurielle. Cette langue, spontanée et orale, est teintée d’expressions locales, de tournures métaphoriques et donne au récit une texture vivante et énergique. L’immersion dans les scènes d’enfance est alors intense et immédiate : les scènes sont vibrantes et les émotions des personnages parfaitement accessibles. Les paroles de son père, figure marquante de son enfance, sont retranscrites dans toute leur brutalité :

« Eh, ah man wouèm, mon fils Benjamin, I swear to God : Je maudis le jour où je t’ai fait entrer dans ce pays-ci. » (p. 60)

Ce jeu linguistique et textuel donne ainsi à lire un univers intime, riche et généreux où les différents personnages, les lieux et les époques interagissent, s’entrelacent et se lisent de concert, dans leur propre singularité.

Ces interactions sont évoquées et retracées par un rythme narratif toujours maîtrisé, qui alterne avec habileté entre le passé et le présent. Le récit construit un va-et-vient complexe entre les époques et les personnages, mais ne perd pourtant jamais en lisibilité et en clarté. Reflétant la manière dont les instants du passé s’imposent et se cherchent au quotidien, la structure fluide du récit traduit avec justesse une mémoire qui se réactive au fil des gestes, des rencontres et des lieux du quotidien.

Si le narrateur fait appel à ce passé parfois difficile, c’est parce que celui-ci constitue le point d’orgue de sa quête personnelle. En tentant de « revivre la relation avec les pères qui l’ont fabriqué » (p. 125), Benjamin dévoile avec justesse et sincérité le poids que le passé représente parfois et dont on ne sait comment se défaire :

« Que faire de toute cette mémoire, de ces morceaux d’histoire ?

Moi, Benjamin Müller.

La tresse de ces voix de pères :

Wolfgang, Kundè, Mapoubi.

Et ces traits du visage qui trahissent le lien,

Que dois-je en faire ? » (p. 104)

Or cette mémoire n’est pas uniquement la sienne, c’est aussi celle que son père avait de son propre père. Le récit brosse avec finesse le portrait d’une mémoire transgénérationnelle. À travers les souvenirs de plusieurs générations, on aime à lire ici toute une lignée qui renaît dans la mémoire de Benjamin. Par la remémoration d’une vie et de ses évènements, cet ouvrage propose une clé d’accès à une véritable compréhension de soi-même. Le souvenir n’est ici pas simplement nostalgique, il constitue un outil de libération et de guérison, et la réconciliation se fait autant avec lui-même qu’avec ceux qui l’ont précédé.

Derrière cette remémoration et cette quête personnelle se dessine également une histoire plus grande, une histoire politique. Le récit met en lumière plusieurs destins détruits par la migration, par l’homophobie de leur milieu ou par les tensions de la décolonisation : c’est aussi un questionnement social et structurel que l’auteur propose. Le privé rejoint ici le collectif, et l’expérience individuelle se transforme en un discours critique d’une situation politique et sociale dont les mécanismes sont dénoncés avec exactitude.

Max Lobe signe ici un ouvrage profond et vibrant, tout en faisant danser les générations et les cultures, à l’image de son père dont il se rappelle les pas de funky-makossa. En revenant sur la danse de ses pères, l’auteur entame une libération personnelle à dimension universelle et nous invite à repenser nos héritages pour mieux nous comprendre.


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Critique littéraire

Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau ou le chemin vers la renaissance 

Récemment séparée, la narratrice du nouveau roman d’Anne Brécart oscille entre perte de repères et volonté de se reconstruire. Pour elle qui vient tout juste d’arriver dans un appartement prêté quelque temps par des amis, rien n’est plus dur que de faire face à l’échec de son mariage et aux changements que celui-ci annonce dans sa vie de famille. Quand elle rencontre S., un séduisant enseignant, le désir d’une nouvelle relation vient troubler davantage un ciel déjà agité. Ce roman retrace d’une manière touchante quelques mois de la vie d’une femme en pleine reconstruction, jusqu’au chemin de la renaissance. 

Prenant la forme d’un journal intime, Je me réveillerai sous un ciel nouveau adopte un style narratif personnel et réflexif : la narratrice retrace quotidiennement les évènements vécus, ses pensées et ses sentiments. Sur les traces de Virginia Woolf dont elle aime à lire le carnet personnel qu’elle transporte partout avec elle, son journal donne accès à ses émotions et à ses réflexions qui sont pleines d’introspection, parfois de doute : 

Ce que je vois autour de moi, c’est l’absence de ceux avec lesquels j’ai vécu si longtemps. C’est le prix à payer, me dit une petite voix. Il faut assumer son indépendance, sa liberté. (p. 13)  

Les doutes, les questionnements et les incertitudes de la narratrice semblent retranscrits dans l’immédiateté de leur ressenti, laissant le lecteur face à des émotions intenses, parfois face à la confusion et l’incohérence des sentiments éprouvés en ces instants de crise. Entre la tristesse d’avoir perdu l’homme qu’elle aime et l’envie de vivre de nouvelles aventures, la narratrice partage avec honnêteté les contradictions et les tensions qui participent de son bouillonnement intérieur. Le style peu naturel de certaines tournures et expressions semble parfois contrarier la dimension spontanée et intime de l’écriture :  

Je monte à l’étage ; dans les chambres mansardées, les murs sont comme recouverts d’une couche de temps. (p. 18)

D’autres lignes plus spontanées, instinctives et presque naïves, donnent l’impression d’accéder pleinement à un univers secret et personnel.  

Ce monde intérieur semble évoluer de concert avec la nature et les saisons. L’humeur de la narratrice est comme le miroir de la couleur du ciel qu’elle aime décrire dans son journal intime. En effet, sa tristesse apparaît les jours de pluie et s’en va avec l’arrivée du beau temps. Si elle regrette la morosité de la ville, elle retrouve aussi sa joie de vivre au milieu de la nature. Lorsqu’elle dresse un tableau du lac et des éléments qui se déchaînent, c’est, semble-t-il, la tempête interne de ses émotions qu’elle donne à lire. Avec finesse, la nature est ici transformée et devient le reflet d’un univers émotionnel en plein bouleversement.    

Ce ciel intérieur est pourtant embelli par l’évocation de moments de vie passés, remémorés au fil des jours et de leurs évènements. Ainsi, c’est son enfance et son arrivée à Genève, accompagnée de sa grand-mère, qui revient à l’esprit de la narratrice, puis son adolescence avec sa meilleure amie Nell et, plus tard, sa vie de jeune maman. Le souvenir devient ici un lieu sur lequel s’appuyer, une remémoration qui relie le passé au présent, un appui et un barrage contre l’indétermination : 

Les quelques mois décrits ici ne représentent qu’un instant dans cette infinité de moments de vie où apparaît alors toute la profondeur et l’étendue d’une existence. Le travail du temps, de la mémoire et du souvenir semble ainsi, petit à petit, ouvrir la voie au chemin de la renaissance. 

Ce nouveau départ, la narratrice pense d’abord le trouver dans sa relation naissante avec S., un homme avec lequel elle partage le deuil d’un récent divorce. L’indétermination de leur lien symbolise parfaitement sa vie intérieure, et plus largement l’étape de vie troublée et incertaine dans laquelle elle se trouve. Cette liaison hésitante, qui se fait pour se défaire très vite, est captivante et déroutante. La narratrice, se demandant si elle n’est pas “en train de se faire prendre comme dans une toile d’araignée” (p. 58), semble s’y perdre et se trahir, avant de finalement se retrouver. L’attente et la déception que cette liaison provoque chez elle illustrent avec justesse la vulnérabilité et la fragilité émotionnelle d’une étape bouleversante où il semble facile de s’oublier face à l’espoir d’un nouvel amour.  

Or, c’est bien sur le chemin de la renaissance que ce journal s’arrête, tout en laissant le lecteur incertain de ce qu’attend la narratrice. Cependant, tout suggère qu’elle s’est entre temps retrouvée, et qu’elle s’est peut-être, ce matin, réveillée sous un ciel nouveau


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Critique littéraire

Glace morte ou le cri d’une nature en sursis

Dans son nouvel ouvrage Glace morte, Walter Rosselli peint avec poésie une montagne meurtrie par l’activité humaine et les dérèglements climatiques qu’elle a engendrés. Entamant une dernière marche, un frère et une sœur, le Nandou et la Schmied, souhaitent y attendre la mort, à la manière des vieillards inuits. Le récit emmène ainsi le lecteur dans une réflexion profonde sur l’écologie et le rapport de l’homme à la nature, tout en questionnant les impératifs de la société moderne.

La prose vibrante rend toute la beauté de la montagne et de la forêt qui se dévoilent au fil du périple et de ses étapes. Dénonçant avec justesse l’impact d’une société incapable d’apprécier la richesse du monde qui l’accueille, le frère et la sœur regrettent de voir la nature immaculée de leur enfance si maltraitée aujourd’hui.

Chaque pas « déclenchant une petite vague de souvenirs » (p. 116), le récit souligne également à quel point la mémoire joue un rôle essentiel dans cet ultime voyage. Cette remémoration des moments vécus et les liens tissés accompagne les personnages et leur permet de faire le bilan d’une vie bien remplie, dont ils semblent pourtant s’être détachés.

Cette marche, d’abord pensée comme un adieu au monde, se transforme finalement en un voyage à la fois intérieur et onirique. L’éclat de la nature et les souvenirs persistants ravivent une lueur de désir. Dans cette clarté nouvelle, une vérité s’impose : celle que la vie vaut tout de même la peine d’être vécue.


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Critique littéraire

De l’émoi à l’effroi

Anéantie par la mort accidentelle de sa fille dans un accident de voiture, Rose tente de retrouver un sens à sa vie brisée. Comme si la douleur liée à cet évènement tragique ne suffisait pas, elle est mystérieusement enfermée dans la « chambre aux parois boisées » (p. 11) d’un mayen isolé. Cette réclusion amène Rose à se replonger dans ses souvenirs et les moments marquants de son existence.  

Le deuxième roman de l’autrice valaisanne Sarah Jollien-Fardel retrace ainsi l’histoire de cette femme qui partage quelques-uns des évènements de sa vie, de son enfance en Valais et jusqu’au terrible accident de sa fille, en passant par son mariage avec Camil, son amour de jeunesse. Dans un dénouement aussi brutal qu’inattendu, Rose dévoile enfin l’origine et les raisons de son enfermement. 

La tonalité intime de l’énonciation porte à merveille la première partie du récit, qui émeut par des moments de vie heureux mêlés à des instants plus sombres, comme le suicide d’un parent. Les différents personnages sont décrits avec transparence et pudeur. Ils attendrissent par leur manière d’être et leur parcours de vie. Participant à l’authenticité du roman, le style simple et parsemé d’expressions locales, comme « arole », « bisse » et « zieuter », ancre le lecteur romand dans un cadre à l’atmosphère familière et chaleureuse. Les pensées de Rose au sujet de la mort de sa fille rendent toute la souffrance et la tristesse du deuil parental, narré ici avec une touchante honnêteté. 

Le récit s’achève sur la dure vérité derrière l’enfermement longuement inexpliqué de Rose. Ce geste, présenté comme une tentative de son entourage de la protéger et de l’aider à se relever après la mort de sa fille, n’en reste pas moins brutal et condamnable. La volonté de Camil d’aider sa femme à se reconstruire excuse-t-elle ici l’excessive violence de ses actions ? C’est sur un goût amer que nous laisse ce dénouement, où l’amour semble pardonner tous les excès.