Parler du TOC : constat d’un discours limité
Les troubles obsessionnels compulsifs (TOCs) sont une pathologie neuropsychologique relativement fréquente, touchant environ 2 personnes sur 100 (Weissman et al., 1994), autant d’hommes que de femmes, et se manifestant en général vers la fin de l’enfance / début de l’adolescence (Degonda, 1993). Il existe une comorbidité marquée avec d’autres troubles de l’anxiété ou dépressifs (Rasmussen & Eisen, 1992). Les TOCs se fondent sur un cycle : une pensée ou image égodystonique apparaît (l’obsession) et engendre de l’anxiété ; pour se calmer, l’individu va effectuer des rituels (la compulsion) ; son anxiété rechute, mais cela n’est que provisoire, jusqu’à la réapparition d’une obsession. Le doute est central : les individus souffrant de TOCs présentent une confusion inférentielle, c’est-à-dire qu’ils interprètent des hypothèses comme étant des probabilités réelles (O’Connor et al., 2005). Des suivis efficaces, comme la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), existent (Abramowitz, 2009), mais force est de constater que les discours publics autour des TOCs sont restreints : peu d’individus envisagent leur impact au quotidien. Ce discours limité peut expliquer pourquoi certains individus sont récalcitrants à chercher du soutien, ou reçoivent un diagnostic tardif, voire erroné.
La représentation discursive de la santé mentale est importante : elle influence la perception sociale de certaines pathologies. En considérant cette médiatisation limitée, mon projet se concentrait sur le discours public autour des TOCs dans deux corpus basés sur les 50 derniers posts1 des comptes Instagram @laguepe_pasfolle (francophone) et @strengthinocd (anglophone)2. Le choix d’un réseau social s’explique par son aspect interactif ; en effet, les discussions sur la santé mentale en ligne sont généralement bénéfiques : « sharing narratives, stories, and experiences in written form can promote candid self-disclosure of difficult, stigmatized conditions » (Vornholt & De Choudhury, 2021). Le choix de deux comptes de langue différentes s’explique quant à lui par l’intention de comparer deux états du discours : on met ainsi en œuvre une forme de comparatisme qui, s’il n’est pas exactement littéraire a priori, mobilise néanmoins les outils des humanités numériques et de l’analyse du discours. Un mot de plus pour la méthodologie : chaque commentaire mentionnant « TOC » ou « OCD » (56 en anglais, 233 en français) a été reporté dans un tableau, puis groupé en catégories d’ordre discursives3, qui ont constitué la base de ma comparaison. L’analyse des corpus me de déterminer si le discours sur les TOCs est similaire dans les deux langues, ou si des différences émergent.
L’agentivité en discours
Ma question était la suivante : la discussion autour des TOCs, les modalités discursives de ces interactions, permettent-elles aux individus de développer une agentivité particulière face au trouble ? Le concept d’agentivité est en effet au centre des analyses que l’on peut faire des discours sociaux c’est une notion par essence interdisciplinaire, et en partie développée par des littéraires comparatistes. Selon Judith Butler, par exemple, un sujet existe selon des rapports de pouvoir, mais il a la capacité d’agir, notamment par le langage, sur la structure sociale qui le contraint. Rita Felski, se basant sur la sociologie structuraliste de Giddens, souligne que les activités humaines sont situées, et que la relation entre structures sociales et agentivité est en constant mouvement ; le pouvoir d’agir et la communication ne reproduisent pas simplement des modèles sociaux existants, mais ils les modifient tout en s’y inscrivant. Le concept d’agentivité a déjà été mobilisé par d’autres chercheurs sur les TOCs (Knapton, 2018 ; Oren et al., 2016).
L’agentivité à l’individu VS l’agentivité aux TOCs. Je me suis intéressée à deux cas en discours : soit l’agentivité est donnée à l’individu souffrant de TOCs, soit elle est attribuée au TOC lui-même. Dans le corpus anglophone, 21,43% de commentaires donnent l’agentivité aux TOCs eux-mêmes, tandis que pour le corpus francophone, ce taux est de 15,88%. La personnification des TOCs peut créer une distance entre l’individu et son trouble : « The construction of mental entities as able to think and act independently externalises the entities from the self […] » (Knapton, 2018). Cette stratégie discursive s’exprime à travers un choix particulier d’énonciation : « Erratum: ce n’est pas toi qui te coince dans la boucle… c’est bien le toc qui t’y coince. »
Les mots liés au TOC : compulsion, obsession. On note une prévalence du mot « compulsion » (7 fois en anglais, et 20 en français), tandis qu’« obsession » apparaît seulement 2 fois en anglais, et 3 en français. Cet écart pourrait s’expliquer à travers l’aspect plus visible des compulsions, comme vérifier la fermeture d’une porte. En effet, parler d’une action semble plus simple que de décrire ses pensées, surtout si ces dernières sont source d’anxiété ou de honte. Ici, l’agentivité revient : la différence entre ce qui se fait, et ce qui se pense.
Building community : messages positifs et encouragements directs. Dans les deux corpus, je relève des messages dont le ton est positif, mais aussi des commentaires encourageant les lecteur⋅ices à traiter leurs TOCs. Dans le corpus anglophone, 26,8% des commentaires ont un ton positif, et 17,8 % sont des encouragements directs. Le corpus francophone montre 15,4% de commentaires positifs, et 22,3% d’encourageants. Les messages positifs se traduisent par des exemples tels que « appreciate your post! » ou « ton parcours est inspirant ». L’agentivité est donnée à l’individu lorsqu’il écrit apprécier le contenu posté. Les encouragements sont, eux aussi, similaires dans les deux langues, et le plus souvent déclarés par des formules générales. Parfois, des commentaires relatent les expériences personnelles d’individus souffrant de TOCs : dans le corpus anglophone, c’est le cas dans un tiers du 17,8%; du côté francophone, c’est un quart des 22,3%. Ces vécus personnels ressemblent à l’exemple suivant : « i’ve had my OCD diagnosis for a little over one year now, and i relate to this post heavily. i want you (and everyone else who’s reading this) to know that recovery is closer than you think!! » En général, l’encouragement est exprimé par la deixis personnelle : le commentaire s’adresse à un⋅e interloctueur⋅ice à travers la pronominalisation (tu/vous/you), comme ici : « Merci pour ton retour d’expérience, courage à toi. »
Phénomènes monolingues : verbalisation du TOC et humour. Durant le projet, deux phénomènes monolingues présents dans le corpus francophone sont apparus : les formes de verbalisation du TOC, ainsi que l’humour.
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- Pour les formes de verbalisation, l’abréviation « TOC » donne lieu à des commentaires comme « J’ai toqué sur… », forme sans équivalent dans le corpus anglophone. La langue française semble simplement mieux s’accorder avec ce phénomène : en effet, l’abréviation « OCD » est difficile à convertir en verbe. Cependant, je relève la forme anglophone suivante : « I am so OCD about… ». Cette formule est parfois utilisée pour banaliser les TOCs ; la situation d’énonciation est donc essentielle. Le corpus francophone révèle aussi d’autres formes grammaticales que « toquer » : par exemple, l’utilisation du TOC comme adjectif : « Or, il n’y a jamais de réponse aux obsessions tocquienne. » Dans une forme comme « Nous, les toqués », l’expression d’un sujet et d’une agentivité pluriels laissent entrevoir la construction d’une communauté face aux stéréotypes.
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- L’ironie est presque absente du corpus anglophone. Les francophones semblent donc plus souvent utiliser l’humour pour expliquer leurs TOCs. Pour les individus souffrant de TOCs (Densham, 2021), cette stratégie peut dédramatiser certains symptômes : « […] laughter can be used in a way that takes the power away from OCD […] » (Duncan & Strong, 202sdfootnote3sym4). Deux hypothèses derrière l’absence d’ironie dans les commentaires anglophones : la taille limitée des présents corpus, ainsi que la médiatisation plus large des troubles anxieux en contexte anglophone (associations, recherches), ce qui amènerait au ton plus sérieux des commentaires anglais.
Conclusion
L’état du discours, selon ces commentaires anglophones et francophones, démontre diverses manières de discuter des TOCs. Durant le projet, des outils d’analyse littéraires et linguistiques (analyse de l’énonciation, des pronoms, etc.) ont été appliqués au discours social sur les TOCs. En effet, on trouve, dans les deux corpus, des commentaires donnant l’agentivité aux TOCs eux-mêmes ; cette stratégie discursive, déjà discutée dans d’autres discours sur la santé mentale, permet aux individus de créer une distance avec leurs obsessions et compulsions – cela me semble particulièrement intéressant, car les TOCs se caractérisent par des pensées égodystoniques. L’agentivité donnée aux TOCs, comme dans « Ton TOC te fait croire qu’il y’a un problème à résoudre », redistribue le pouvoir d’agir au trouble lui-même. Au fil de l’atelier, mon projet est entré en liens interdisciplinaires avec des champs tels que les disabilities studies.
Bibliographie
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DEGONDA Martina, WYSS Maja, ANGST Jules, 1993, « The Zurich study, XVIII: Obsessive-Compulsive Disorders and Syndromes in the General Population », European Archives of Clinical Neuroscience, n° 243, p. 16–22.
DENSHAM Rachel, 2021, How do Therapists Understand and Use Humour in their Work with Obsessive-Compulsive Clients? A Grounded Theory Study, thèse de doctorat, London Metropolitan University.
DUNCAN Paula et STRONG Zoe, 2024, « Laughing with Me, Not at Me: The Importance of Challenging Stereotypes and Misconceptions in Mental Health and Neurodivergence », Journal of Disability & Religion, vol. 2, n° 29, p. 157–70.
FELSKI Rita, 1989, Beyond Feminist Aesthetics: Feminist Literature and Social Change, Cambridge, Harvard University Press.
HASTINGS Janna, 2020, Mental Health Ontologies: How we Talk about Mental Health and Why it Matters in the Digital Age, Exeter, University of Exeter Press.
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KNAPTON Olivia, 2018, « The Linguistic Construction of the Self in Narratives of Obsessive-Compulsive Disorder », Qualitative Research in Psychology, vol. 2, n° 18, p. 204-226.
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RASMUSSEN Steven A. et EISEN Jane L., 1992, « The Epidemiology and Differential Diagnosis of Obsessive-Compulsive Disorder », Journal of Clinical Psychiatry, n° 53, p. 4–10.
VORNHOLT Piper et DE CHOUDHURY Munmun, 2021, « Understanding the Role of Social Media–Based Mental Health Support Among College Students: Survey and Semistructured Interviews », JMIR Ment Health, n° 8 (7), p. 1-15.
WEISSMAN Myrna M., 1994, « The Cross-National Epidemiology of Obsessive-Compulsive Disorder: The Cross-National Collaborative Group », Journal of Clinical Psychiatry, n° 55, p. 5–10.