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Analyses et métaréflexions

Les concepts itinérants peuvent-ils vraiment voyager ? Difficultés de traduction en contexte académique

La traduction de textes académiques constitue un élément essentiel de la circulation d’idées et donc de notions et de concepts. Ces derniers, produits dans certains contextes culturels et linguistiques, s’appliquent souvent au-delà de ces cloisons et sont généralement considérés comme des outils de réflexion partageables. Mieke Bal ([2002] 2023) les décrit comme « les outils de l’intersubjectivité [qui] facilitent le débat parce qu’ils forment un langage commun, un socle » (p. 47). Les concepts seraient une condition du dialogue et de la mise en relation des discours. Tout en jouant un rôle important dans la construction d’une réflexion interpersonnelle et, idéalement, interculturelle et interlinguistique, les notions et concepts présentent toutefois la même difficulté que tout autre mot au moment de leur traduction – voire suscitent un plus grand embarras encore, étant donné l’attention soutenue dont ils font souvent l’objet. Barbara Cassin a illustré ce paradoxe avec le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles(2004), un ouvrage qui exemplifie la difficulté de faire circuler des concepts entre les langues en même temps que le caractère néanmoins ordinaire de cette circulation.

La traduction académique doit porter une attention particulière aux notions et concepts sur lesquels se fondent certaines réflexions entières. C’est le cas de certains domaines particulièrement techniques comme la narratologie. Cette dernière discipline connaît des configurations notionnelles assez délicates et difficiles à traduire, y compris entre le français et l’anglais, alors même que les deux espaces linguistiques et théoriques ont beaucoup échangé. Les termes d’« histoire », de « récit » et de « narration » peuvent a priori paraître équivalents de « story », « narrative » et « narration », d’autant plus que les travaux de Gérard Genette – qui, parmi d’autres, fait un usage intensif de cette triade en français – ont été traduits et sont fréquemment cités en anglais. Pourtant, les réalités recouvertes par ces trois termes en anglais ne correspondent pas toujours exactement à celles qui sont pensées par Genette. Un exemple devrait nous en convaincre, en même temps que nous réjouir : la difficulté que pose la traduction des notions et concepts offre aussi l’occasion d’en clarifier les usages ou de les assouplir – et cet assouplissement ne travaille pas toujours contre la possibilité d’un dialogue, parfois limitée par des usages trop rigides ou hermétiques.

Dans son livre Literary Journalism and the Aesthetics of Experience (2016), John Hartsock analyse le statut et les effets du journalisme littéraire, genre marginal et peu étudié s’il en est. Il applique les concepts narratologiques anglophones à des auteurs américains ayant réfléchi à la narration journalistique et son ouvrage semble cohérent à cet égard. Cette cohérence provient aussi de l’utilisation d’un système notionnel complexe et dense. John Hartsock cite Gérard Genette au moment de définir un « narrative », mais il semble que le sens de la triade « histoire », « récit » et « narration » connaît en anglais un déplacement subtil et surtout non signalé, ce qui peut générer des difficultés de compréhension chez les lecteurs et lectrices francophones de Gérard Genette.

La mobilisation du storytelling – terme rarement traduit en français, qui se trouve à la frontière entre récit et narration et qui est régulièrement utilisé pour insister sur l’aspect commercial du produit fini – permet notamment de décharger les deux derniers termes d’une partie de leur étendue sémantique. De même, en français, John Hartsock a composé un néologisme par l’articulation de deux notions habituellement distinguées, celles de narration et de description, avec le journalisme « narra-descriptif ». Ce rapprochement permet de représenter un type de récit dont John Hartsock constate l’usage intensif dans l’industrie journalistique. L’inexistence (ou l’usage marginal) de certaines notions qu’il mobilise en anglais dans la tradition francophone rend la traduction complexe. La traduction systématique des pseudo-équivalences – « story » en histoire,« narrative » en récit,« narration » en narration – s’avère insatisfaisante et c’est la nuance qui prévaut lorsque l’équivalence faillit. En parlant d’un reportage de Georges Orwell, John Hartsock explique par exemple :

He acknowledges, then, that he engages in digressive exposition but only in order to inform the subsequent narra-descriptive story. And indeed he does, because after the expository chapter he returns to his extended narra-descriptive intent. (p. 13-14).

Le terme « story », soit « histoire », apparaît. Or, la formule « narra-descriptive story » résiste à cette traduction par « histoire ». Une histoire « narra-descriptive » n’aurait en effet pas de sens en français, dans la mesure où l’on ne peut pas lui attribuer des « intentions descriptives » ou « narratives » – si l’on retient la définition donnée par Tzvetan Todorov ([1966] 1981) et reprise par la quasi-totalité des narratologues francophones, selon qui l’histoire est une « abstraction » qui « n’existe pas en soi », car elle « est toujours perçue et racontée par quelqu’un » ; elle « n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes » (p. 133), mais en tant que représentée par le biais d’un récit produit par un acte de narration. On pourrait alors être tenté de rendre « story » par « récit » – contre la lettre du texte, mais conformément à son esprit –, et bien que « récit narratif » apparaisse comme redondant :

Il reconnaît son engagement sur une pente d’exposition digressive, mais seulement pour contextualiser le récit narra-descriptif ultérieur. Et, en effet, il contextualise puisqu’il retourne immédiatement à l’intention narra-descriptive après le chapitre expositoire.

Ce faisant, sommes-nous en train de corriger l’auteur, avec le risque de modifier sa pensée en y introduisant une rigidité étrangère (voire même une erreur d’appréciation quant au sens des termes utilisés en anglais) ou nous confrontons-nous à un vrai problème de traduction, que la permutation de deux termes résout en français ? Il n’y a pas de réponse évidente à cette question.

La définition donnée par John Hartsock peut permettre de comprendre ces difficultés. Lorsqu’il établit les notions essentielles à sa réflexion et qu’il cite Gérard Genette, il décrit le récit comme suit : « I draw here from narratology and use one of the most basic of widely accepted definitions of narrative, meaning “a sequence of events” » (p. 10). Pourtant Gérard Genette, dans « Frontières du récit » ([1966] 1981), définit le récit comme « la représentation d’un événement ou d’une séquence d’événements » (p. 152, je souligne). John Hartsock mentionne donc une définition de manière tronquée, en faisant correspondre le récit aux événements eux-mêmes et non à leur représentation – distinction qui fonde pourtant la logique de la triade chez Genette. Est-ce une inadvertance ou une différence théorique essentielle à la réflexion du critique américain ? Dans le second cas, celle-ci participe-t-elle d’un système notionnel plus complexe, qui intègre des concepts indigènes à la réflexion anglo-américaine ? Dès lors, ne faudrait-il pas laisser une part d’étrangeté à ces notions en les traduisant de manière littérale ? En même temps, le texte français apparaitrait sans doute difficile à lire, imprécis dans le cadre théorique francophone – et il vaudrait mieux, de ce point de vue, faire correspondre à chaque occurrence des notions son équivalent sémantique apparent, quitte à traduire « story » par des termes différents : parfois par « histoire », parfois par « récit ». Aucune solution ne s’impose d’elle-même.

Quoi qu’il en soit de l’option choisie, l’opération de la traduction permet d’interroger l’utilisation parfois figée de certains concepts et notions. Si elle loue leur pouvoir fédérateur, Mieke Bal ([2002] 2023) rappelle en effet que « les concepts ne sont ni fixes ni sans ambigüités » (p. 48). Ceux-ci portent en eux une part de flou. Régulièrement pas assez explicités (si bien qu’on ne sait quel terme sélectionner pour les traduire) ou trop précis (si bien qu’aucun terme ne semble convenir), ils cristallisent certains enjeux de la traduction académique. En même temps, l’opération de traduction permet peut-être, dans certaines circonstances, d’explorer ces ambigüités et de remettre du jeu dans cette fixité – et dès lors de repenser non seulement ces notions, mais encore les réalités qu’elles recouvrent. La traduction comme voyage géographique et linguistique apporte ainsi une plus-value qui ne se résume pas à la mise en circulation internationale des textes et des idées, mais intéresse directement leur (ré)élaboration.

Bibliographie

BAL Mieke, 2023, Concepts itinérants : comment se déplacer dans les sciences humaines (2002), trad. Cécile Dutheil de La Rochère, Dijon, Les Presses du réel.

CASSIN Barbara, (dir.), 2004, Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil.

HARTSOCK John C., 2016, Literary Journalism and the Aesthetics of Experience, Amherst, University of Massachusetts Press.

GENETTE Gérard, 1981, « Frontières du récit », Communications, no 8, « L’analyse structurale du récit » (1966), dir. Roland Barthes, Paris, Seuil, p. 152-163.

TODOROV Tzvetan, 1981, « Les catégories du récit littéraire », Communications, no 8, « L’analyse structurale du récit » (1966), dir. Roland Barthes, Paris, Seuil, p. 125-151.

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Mémoires critiques : retour réflexif

J’ai rédigé des courtes critiques littéraires portant sur quatre ouvrages d’auteurs et autrices suisses : La Longe de Sarah Jollien-Fardel, Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau d’Anne Brécart, La Danse des pères de Max Lobe et Glace morte de Walter Rosselli.

Pour réaliser ces critiques, j’ai d’abord eu l’idée de m’inspirer de certains courants critiques majeurs (par exemple le structuralisme ou la psychocritique) et d’appliquer à chacune des œuvres de mon corpus une approche spécifique. Or, j’ai rapidement constaté la difficulté de ce genre de commentaire, ainsi que le manque de souplesse qu’il entraîne, en restreignant la lecture à une seule grille d’analyse. En effet, ces théories critiques empêchent parfois de pouvoir mentionner, au besoin, des observations qui sortent de leur cadre propre ou de celui des domaines auxquels elles s’intéressent. Ces réflexions ont été menées en même temps que la lecture d’un ouvrage de Jean Starobinski, La Relation critique, dans lequel l’auteur genevois valorise précisément une approche critique qui se construit en fonction de l’œuvre à commenter. Rien ne sert de vouloir appliquer une théorie prédéterminée à l’œuvre littéraire, celle-ci qui appelle à des analyses relevant de divers domaines en fonction de sa construction, de sa forme ou de sa thématique. J’ai donc abandonné cette première idée au profit d’une lecture plus attentive à la spécificité de chaque ouvrage.

Pour garder une certaine cohérence entre mes différentes critiques, j’ai finalement décidé de rechercher une thématique commune entre les œuvres commentées, pour pouvoir analyser et comparer la manière dont elle exploite ce motif. Ce fil directeur a été celui de la mémoire et du souvenir. Thème majeur de ces quatre ouvrages, le travail ou la recherche mémorielle touchent tous les personnages qui prennent part à ces récits. Qu’ils soient dans un instant de crise, un moment de vie intense ou une période de remise en question, tous tentent de se rappeler un passé oublié, ou au contraire de faire le deuil d’évènements de vie révolus mais encore trop présents. À leur manière, ces ouvrages disent tous l’importance de la mémoire et déclinent comment le souvenir peut devenir une arme contre le présent (Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau), un barrage contre l’oubli (La Longe) ou une remémoration qui permet d’avancer (La Danse des pères). Ainsi et dans toutes mes critiques, j’ai tenté d’inclure quelques lignes ou quelques paragraphes sur ce sujet, pour mettre en lumière la manière originale et singulière dont chaque récit traite cette thématique.

Sur le plan méthodologique, j’ai dans un premier temps sélectionné mes lectures en parcourant les publications récentes. Certains ouvrages m’ont tout de suite attirée et m’ont donné l’idée de développer cette thématique mémorielle. J’ai choisi les deux derniers en fonction de celle-ci, en cherchant des ouvrages qui abordaient également cette question. Par la suite et après une lecture et une annotation attentives des œuvres, j’ai toujours tenté d’établir un premier plan général avant de commencer la rédaction. En déterminant par avance les éléments que je voulais aborder, et en sélectionnant certaines citations, il m’était ensuite plus simple d’entamer mon commentaire. L’étape de la réécriture a été également essentielle. Avec les commentaires des enseignants de l’Atelier, j’ai pu retravailler mes différentes critiques, ajouter des éléments pertinents et reformuler des passages qui manquaient de précision et de clarté.

Quelques difficultés sont apparues au fil de la rédaction. La première fut de trouver le juste équilibre entre résumé de l’ouvrage et analyse critique, notamment sans trop dévoiler l’intrigue. Par exemple, dans le cas de ma critique sur La Longe, il m’a fallu trouver la bonne formulation pour la fin de mon commentaire, pour exprimer clairement mon jugement tout en conservant une part de mystère sur le dénouement de l’œuvre. La deuxième difficulté est celle de garder en tête que le potentiel lecteur de la critique n’a pas forcément lu l’ouvrage, et n’a donc pas accès aux divers éléments de forme et de contenu mentionnés dans le commentaire. Cela nécessite d’être toujours précise et explicite pour que les différentes observations et analyses soient claires et toujours accessibles. Enfin et parce que cette pratique était nouvelle pour moi, il m’était parfois difficile de justifier mes impressions de lecture, et surtout de savoir quels éléments méritaient d’être invoqués pour le faire. Cependant et au fil des lectures et des rédactions, cette sélection est devenue de plus en plus facile.

Malgré ces quelques difficultés, j’ai trouvé cet exercice très enrichissant et formateur. Il m’a permis d’expérimenter une pratique qui n’est pas fréquente dans le cadre d’études universitaires, en réunissant des outils d’analyse textuelle à une approche plus subjective.

Bibliographie

Ouvrages

– BRÉCART Anne, 2025, Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau, Chêne-Bourg, Zoé.

– JOLLIEN-FARDEL Sarah, 2025, La Longe, Paris, Sabine Wespieser.

– LOBE Max, 2025, La Danse des pères, Chêne-Bourg, Zoé.

– ROSSELLI Walter, 2025, Glace morte, Genève, Slatkine.

Littérature secondaire

– STAROBINSKI Jean, 1970, La Relation critique, Paris, Gallimard.

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La traduction-relais dans l’horlogerie auctoriale : Mishima

En 1961, la maison d’édition Gallimard publie pour la première fois, dans sa collection « Du monde entier », la traduction en français d’un livre de Yukio Mishima, Le Pavillon d’or, cinq ans seulement après sa publication originale en japonais. À partir de cette date et jusqu’en 1970, année du suicide de Mishima, toutes les œuvres de l’auteur japonais publiées chez Gallimard sont traduites directement depuis le japonais grâce au travail de plusieurs traducteurs : Marc Mécréant, Gaston Renondeau et Georges Bonmarchand. Puis, en janvier 1972, la publication en traduction-relais du livre Confession d’un masque marque le début d’une période où toutes les traductions qui paraissent chez Gallimard se font toutes en traductions-relais, via les traduction anglaises des œuvres de Mishima – à l’exception de deux pièces de théâtre en 1983 et 1984 –, et cela jusqu’en 1989. Cette année-là, la traduction du roman Les Amours interdites est de nouveau réalisée directement à partir du japonais ; les traductions suivantes reprendront cette pratique. Il résulte ainsi que dans la proportion des œuvres de Mishima qui ont été traduites en français – moins de 10 % de son œuvre totale selon Thomas Garcin –, une bonne partie a été traduite en relais depuis les traductions anglaises, dont certaines de ses œuvres le plus populaires. Seule Confession d’un masque a été retraduite en 2019, directement depuis le japonais cette fois-ci, grâce au travail de Dominique Palmé.

Dans le domaine académique et surtout dans celui de l’édition, et alors même qu’elle est très courante en pratique, la traduction-relais souffre d’une image négative qui participe bien souvent à sa marginalisation ou à son invisibilisation. Ainsi, même s’il n’existe à ce jour aucun document officiel et public qui en attesterait historiquement, cette période d’utilisation de traduction-relais est justifiée par la maison Gallimard comme étant motivée par le respect de la volonté propre de l’auteur :

Les textes qui constituent cet ouvrage ont été traduits du japonais en anglais. […] C’est à la demande expresse de Yukio Mishima que la traduction française a été faite d’après le texte anglais1.

Partant de cette situation, j’ai voulu dans mon travail étudier la manière dont la traduction-relais imposée par Mishima a pu jouer un rôle important, non seulement dans la circulation internationale de son œuvre mais aussi dans l’élaboration conjointe de la posture auctoriale, par l’auteur japonais, ainsi que de sa « mythification », notamment orchestrée par ses éditeurs. J’ai proposé d’envisager la traduction-relais comme une « complication », selon une analogie en partie horlogère, c’est-à-dire comme un module additionnel – pratique, technique, esthétique – qui complexifie l’architecture interne de l’œuvre de Mishima ainsi que les modalités de sa réception. Plus la montre possède de complications, plus elle demande à son constructeur une véritable virtuosité technique, et plus elle se rapproche de l’œuvre d’art. Ainsi, si l’on peut constater les inconvénients de cette pratique de la traduction-relais pour la circulation des œuvres de Mishima, on peut aussi voir qu’elle offre des avantages, justement parce qu’elle est l’un des outils de sa mythification : elle participe à le faire « auteur mondial », pour reprendre l’expression de Gisèle Sapiro (2024).

À ce titre, j’ai essayé de développer plusieurs idées. La première était d’analyser l’hypothèse selon laquelle la (demande de) traduction-relais avait pu être utilisée par Mishima comme un moyen de contrôler la réception et la vision de son œuvre à l’étranger. Exercer ainsi son droit de regard permit à Mishima de s’assurer que le texte qui servirait de base aux traductions futures, dans une langue plus proche des principales langues occidentales que le japonais, reflète fidèlement ce qu’il voulait transmettre à l’international. Ainsi, à côté de l’idée que la traduction-relais s’éloigne du texte original et le trahit d’autant plus, j’ai proposé l’hypothèse selon laquelle parfois, au contraire, elle a tendance à rester très proche du texte traduit de peur justement de trahir l’original – auquel elle n’a pas forcément accès.

Une deuxième idée que j’ai développée dans mon travail est que l’aspect de « contrôle » de la traduction-relais a permis à Mishima de reconduire des images, des pistes d’interprétations, des conceptions liées à son œuvre à l’international. Il a ainsi mené un travail sur des dichotomies, des « conjonction[s] rassurante[s] » (Thomas Garcin, 2021, p. 430), auxquelles pouvaient facilement se rattacher le public occidental. Les nouvelles de La Mort en été, recueil construit pour une publication internationale, reconduisent ainsi des images et des thèmes pour lesquelles Mishima était déjà reconnu mondialement.

Finalement, une dernière idée que j’ai développée, liée à la posture auctoriale, est que la mise en place de la traduction-relais a participé – dans une certaine mesure et entre autres éléments – à un phénomène de brouillage de la frontière entre l’identité réelle de Mishima et ses identités fictionnelles – théâtrales, romanesques, médiatique, cinématographique, etc. – et à fortiori à la création d’un « mythe » Mishima.

Il me semble que la traduction-relais, envisagée comme complication, offre la possibilité d’ajouter une dimension supplémentaire à la construction de la figure de l’auteur, et permet ainsi d’éclairer les phénomènes et les dynamiques de co-construction multiples de sa position. Elle constitue un mécanisme fascinant qui accentue encore l’intérêt que peut susciter l’œuvre de Mishima et toute la complexité des modalités de sa circulation à l’échelle internationale. Ce travail pourrait être approfondi par la publication de retraductions des textes de Mishima qui ont été traduits en traduction-relais ; une telle entreprise – en plus de se justifier par des considérations esthétiques – présenterait un grand intérêt pour une analyse comparée des traductions « classiques » et des traduction-relais, permettant ainsi de mieux saisir les mécanismes de la réception de Mishima et du développement de son image auctoriale à l’échelle internationale.

Bibliographie

GARCIN Thomas, « Par-delà l’exotisme : lire et traduire Mishima en France », 2021, Critique, n° 888, « Le Japon, une culture globale ? », p. 421-433.

MISHIMA Yukio, 1983, La Mort en été. Nouvelles, trad. Dominique Aury (trad.), Paris, Gallimard.

SAPIRO Gisèle, 2024, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational, Paris, Seuil, coll. « Hautes études ».

Notes

1.Commentaire de Dominique Aury dans La Mort en été.


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État comparé du discours autour des troubles obsessionnels compulsifs

Parler du TOC : constat d’un discours limité

Les troubles obsessionnels compulsifs (TOCs) sont une pathologie neuropsychologique relativement fréquente, touchant environ 2 personnes sur 100 (Weissman et al., 1994), autant d’hommes que de femmes, et se manifestant en général vers la fin de l’enfance / début de l’adolescence (Degonda, 1993). Il existe une comorbidité marquée avec d’autres troubles de l’anxiété ou dépressifs (Rasmussen & Eisen, 1992). Les TOCs se fondent sur un cycle : une pensée ou image égodystonique apparaît (l’obsession) et engendre de l’anxiété ; pour se calmer, l’individu va effectuer des rituels (la compulsion) ; son anxiété rechute, mais cela n’est que provisoire, jusqu’à la réapparition d’une obsession. Le doute est central : les individus souffrant de TOCs présentent une confusion inférentielle, c’est-à-dire qu’ils interprètent des hypothèses comme étant des probabilités réelles (O’Connor et al., 2005). Des suivis efficaces, comme la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), existent (Abramowitz, 2009), mais force est de constater que les discours publics autour des TOCs sont restreints : peu d’individus envisagent leur impact au quotidien. Ce discours limité peut expliquer pourquoi certains individus sont récalcitrants à chercher du soutien, ou reçoivent un diagnostic tardif, voire erroné.

La représentation discursive de la santé mentale est importante : elle influence la perception sociale de certaines pathologies. En considérant cette médiatisation limitée, mon projet se concentrait sur le discours public autour des TOCs dans deux corpus basés sur les 50 derniers posts1 des comptes Instagram @laguepe_pasfolle (francophone) et @strengthinocd (anglophone)2. Le choix d’un réseau social s’explique par son aspect interactif ; en effet, les discussions sur la santé mentale en ligne sont généralement bénéfiques : « sharing narratives, stories, and experiences in written form can promote candid self-disclosure of difficult, stigmatized conditions » (Vornholt & De Choudhury, 2021). Le choix de deux comptes de langue différentes s’explique quant à lui par l’intention de comparer deux états du discours : on met ainsi en œuvre une forme de comparatisme qui, s’il n’est pas exactement littéraire a priori, mobilise néanmoins les outils des humanités numériques et de l’analyse du discours. Un mot de plus pour la méthodologie : chaque commentaire mentionnant « TOC » ou « OCD » (56 en anglais, 233 en français) a été reporté dans un tableau, puis groupé en catégories d’ordre discursives3, qui ont constitué la base de ma comparaison. L’analyse des corpus me de déterminer si le discours sur les TOCs est similaire dans les deux langues, ou si des différences émergent.

L’agentivité en discours

Ma question était la suivante : la discussion autour des TOCs, les modalités discursives de ces interactions, permettent-elles aux individus de développer une agentivité particulière face au trouble ? Le concept d’agentivité est en effet au centre des analyses que l’on peut faire des discours sociaux  c’est une notion par essence interdisciplinaire, et en partie développée par des littéraires comparatistes. Selon Judith Butler, par exemple, un sujet existe selon des rapports de pouvoir, mais il a la capacité d’agir, notamment par le langage, sur la structure sociale qui le contraint. Rita Felski, se basant sur la sociologie structuraliste de Giddens, souligne que les activités humaines sont situées, et que la relation entre structures sociales et agentivité est en constant mouvement ; le pouvoir d’agir et la communication ne reproduisent pas simplement des modèles sociaux existants, mais ils les modifient tout en s’y inscrivant. Le concept d’agentivité a déjà été mobilisé par d’autres chercheurs sur les TOCs (Knapton, 2018 ; Oren et al., 2016).

L’agentivité à l’individu VS l’agentivité aux TOCs. Je me suis intéressée à deux cas en discours : soit l’agentivité est donnée à l’individu souffrant de TOCs, soit elle est attribuée au TOC lui-même. Dans le corpus anglophone, 21,43% de commentaires donnent l’agentivité aux TOCs eux-mêmes, tandis que pour le corpus francophone, ce taux est de 15,88%. La personnification des TOCs peut créer une distance entre l’individu et son trouble : « The construction of mental entities as able to think and act independently externalises the entities from the self […] » (Knapton, 2018). Cette stratégie discursive s’exprime à travers un choix particulier d’énonciation : « Erratum: ce n’est pas toi qui te coince dans la boucle… c’est bien le toc qui t’y coince. »

Les mots liés au TOC : compulsion, obsession. On note une prévalence du mot « compulsion » (7 fois en anglais, et 20 en français), tandis qu’« obsession » apparaît seulement 2 fois en anglais, et 3 en français. Cet écart pourrait s’expliquer à travers l’aspect plus visible des compulsions, comme vérifier la fermeture d’une porte. En effet, parler d’une action semble plus simple que de décrire ses pensées, surtout si ces dernières sont source d’anxiété ou de honte. Ici, l’agentivité revient : la différence entre ce qui se fait, et ce qui se pense.

Building community : messages positifs et encouragements directs. Dans les deux corpus, je relève des messages dont le ton est positif, mais aussi des commentaires encourageant les lecteur⋅ices à traiter leurs TOCs. Dans le corpus anglophone, 26,8% des commentaires ont un ton positif, et 17,8 % sont des encouragements directs. Le corpus francophone montre 15,4% de commentaires positifs, et 22,3% d’encourageants. Les messages positifs se traduisent par des exemples tels que « appreciate your post! » ou « ton parcours est inspirant ». L’agentivité est donnée à l’individu lorsqu’il écrit apprécier le contenu posté. Les encouragements sont, eux aussi, similaires dans les deux langues, et le plus souvent déclarés par des formules générales. Parfois, des commentaires relatent les expériences personnelles d’individus souffrant de TOCs : dans le corpus anglophone, c’est le cas dans un tiers du 17,8%; du côté francophone, c’est un quart des 22,3%. Ces vécus personnels ressemblent à l’exemple suivant : « i’ve had my OCD diagnosis for a little over one year now, and i relate to this post heavily. i want you (and everyone else who’s reading this) to know that recovery is closer than you think!! » En général, l’encouragement est exprimé par la deixis personnelle : le commentaire s’adresse à un⋅e interloctueur⋅ice à travers la pronominalisation (tu/vous/you), comme ici : « Merci pour ton retour d’expérience, courage à toi. »

Phénomènes monolingues : verbalisation du TOC et humour. Durant le projet, deux phénomènes monolingues présents dans le corpus francophone sont apparus : les formes de verbalisation du TOC, ainsi que l’humour.

         
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    • Pour les formes de verbalisation, l’abréviation « TOC » donne lieu à des commentaires comme « J’ai toqué sur… », forme sans équivalent dans le corpus anglophone. La langue française semble simplement mieux s’accorder avec ce phénomène : en effet, l’abréviation « OCD » est difficile à convertir en verbe. Cependant, je relève la forme anglophone suivante : « I am so OCD about… ». Cette formule est parfois utilisée pour banaliser les TOCs ; la situation d’énonciation est donc essentielle. Le corpus francophone révèle aussi d’autres formes grammaticales que « toquer » : par exemple, l’utilisation du TOC comme adjectif : « Or, il n’y a jamais de réponse aux obsessions tocquienne. » Dans une forme comme « Nous, les toqués », l’expression d’un sujet et d’une agentivité pluriels laissent entrevoir la construction d’une communauté face aux stéréotypes.
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    • L’ironie est presque absente du corpus anglophone. Les francophones semblent donc plus souvent utiliser l’humour pour expliquer leurs TOCs. Pour les individus souffrant de TOCs (Densham, 2021), cette stratégie peut dédramatiser certains symptômes : « […] laughter can be used in a way that takes the power away from OCD […] » (Duncan & Strong, 202sdfootnote3sym4). Deux hypothèses derrière l’absence d’ironie dans les commentaires anglophones : la taille limitée des présents corpus, ainsi que la médiatisation plus large des troubles anxieux en contexte anglophone (associations, recherches), ce qui amènerait au ton plus sérieux des commentaires anglais.

Conclusion

L’état du discours, selon ces commentaires anglophones et francophones, démontre diverses manières de discuter des TOCs. Durant le projet, des outils d’analyse littéraires et linguistiques (analyse de l’énonciation, des pronoms, etc.) ont été appliqués au discours social sur les TOCs. En effet, on trouve, dans les deux corpus, des commentaires donnant l’agentivité aux TOCs eux-mêmes ; cette stratégie discursive, déjà discutée dans d’autres discours sur la santé mentale, permet aux individus de créer une distance avec leurs obsessions et compulsions – cela me semble particulièrement intéressant, car les TOCs se caractérisent par des pensées égodystoniques. L’agentivité donnée aux TOCs, comme dans « Ton TOC te fait croire qu’il y’a un problème à résoudre », redistribue le pouvoir d’agir au trouble lui-même. Au fil de l’atelier, mon projet est entré en liens interdisciplinaires avec des champs tels que les disabilities studies.

Bibliographie

ABRAMOWITZ Jonathan S., 2009, « Psychological Treatment for Obsessive-Compulsive Disorder », dans Dan Stein, Eric Hollander, et Barbara O. Rothbaum (dir.), Textbook of Anxiety Disorders, 2nde éd., Washington, American Psychiatric Publishing, p. 339-354.

BUTLER Judith, 1997, Excitable Speech: A Politics of the Performative, New York, Routledge.

DEGONDA Martina, WYSS Maja, ANGST Jules, 1993, « The Zurich study, XVIII: Obsessive-Compulsive Disorders and Syndromes in the General Population », European Archives of Clinical Neuroscience, n° 243, p. 16–22.

DENSHAM Rachel, 2021, How do Therapists Understand and Use Humour in their Work with Obsessive-Compulsive Clients? A Grounded Theory Study, thèse de doctorat, London Metropolitan University.

DUNCAN Paula et STRONG Zoe, 2024, « Laughing with Me, Not at Me: The Importance of Challenging Stereotypes and Misconceptions in Mental Health and Neurodivergence », Journal of Disability & Religion, vol. 2, n° 29, p. 157–70.

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HASTINGS Janna, 2020, Mental Health Ontologies: How we Talk about Mental Health and Why it Matters in the Digital Age, Exeter, University of Exeter Press.

HUNT Daniel et BROOKES Gavin, 2020, Corpus, Discourse and Mental Health, London, Bloomsbury.

KNAPTON Olivia, 2018, « The Linguistic Construction of the Self in Narratives of Obsessive-Compulsive Disorder », Qualitative Research in Psychology, vol. 2, n° 18, p. 204-226.

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WEISSMAN Myrna M., 1994, « The Cross-National Epidemiology of Obsessive-Compulsive Disorder: The Cross-National Collaborative Group », Journal of Clinical Psychiatry, n° 55, p. 5–10.

Notes

1. En date du 01.04.25. 2. Pendant le projet de recherche, le nombre d’abonnés des deux comptes était d’environ 3000 chacun. 3. À noter que mon interprétation personnelle a pu impacter la catégorisation de certains commentaires.
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