Le travail de recherche accompli pour l’Atelier des comparatistes a pour but de prolonger mon mémoire intitulé « De l’écrit au cri : quand la littérature brise le silence et interpelle. Représentation du traumatisme sexuel, adresse au lecteur et engagement éthique dans Triste tigre de Neige Sinno et Le Consentement de Vanessa Springora », mémoire qui a mis en évidence l’adresse plurielle – au lecteur lambda, parfois victime, aux institutions et même au bourreau – construite par ces deux œuvres.
Dans ces récits, l’interpellation à une multitude de destinataires ne fonctionne pas comme un procédé rhétorique isolé, mais témoigne de la superposition de plusieurs scènes d’énonciation profondément indissociables dont deux nous intéressent particulièrement : la scène autobiographique et la scène judicaire. La première offre un espace dans lequel le « je » peut s’exposer en brisant le silence et se reconstruire en en appelant à un lecteur allié avec qui il forme une communauté bienveillante. La seconde engage un rapport de responsabilité avec le lecteur dans le but d’obtenir une réponse, qu’elle soit réelle ou symbolique, et la reconnaissance du traumatisme subi. Ces deux scènes répondent donc directement à deux caractéristiques manifestes du trauma sexuel : il est souvent tu, passé sous silence, voire nié par l’entourage et il est fréquemment mal, voire pas reconnu par les institutions juridiques.
L’œuvre de Vanessa Springora, dont les conséquences dans la sphère sociale ont d’ores et déjà été travaillées depuis le point de vue juridique, a cédé sa place dans cette analyse à Por qué volvías cada verano, récit autobiographique de l’autrice argentine Belén López Peiró, qui résonne avec force avec Triste tigre de Neige Sinno. En effet, malgré un contexte culturel différent, les deux possèdent le même noyau thématique (l’inceste qu’elles ont subi), le même enjeu, à savoir faire entendre une voix souvent réduite au silence, une même tension entre la sphère intime et la sphère judiciaire, ainsi qu’une prise de parole facilitée par un mouvement social, #Metoo et Ni una menos1.
La scène judicaire « s’impose » à l’autobiographie, pour citer Gisèle Mathieu-Castellani (1996, p. 28). En effet, qu’il s’agisse des Confessions de Saint Augustin et de Rousseau, de Si le grain ne meurt de Gide, ou du Journal du voleur de Genet, pour ne citer qu’eux, chacun de ces récits lui empruntent « sa mise en scène, ses rôles, et les modalités de son énonciation » (Mathieu-Castellani, 1996, p. 29). Ainsi le sujet autobiographique se met en accusation dans une logique d’aveu et de jugement ; il se fait symboliquement procès devant un autre (une figure transcendante, un lecteur-jury ou sa propre conscience). Cependant, ce modèle hérité de la tradition chrétienne, qui prend la forme d’un tribunal intérieur et qui répond à un besoin moral – prouver sa sincérité, se confesser, se dédouaner… –, se voit profondément transformé dans les écritures contemporaines du trauma sexuel. En effet, par un renversement de la scène judiciaire, le procès n’est plus intérieur, mais adressé à l’extérieur : le « je » n’est plus l’accusé qui confesse ses fautes, mais la victime qui témoigne d’un crime subi et qui convoque, par le texte, une instance de justice symbolique.
Neige Sinno et Belén López Peiró transposent donc dans le champ littéraire les gestes, les voix et les postures du procès, en faisant de l’écriture non plus une pratique de pénitence, mais un acte de résistance et de réparation qui confirme alors le lien indissociable de la scène autobiographique et de la scène judiciaire. En effet, si la littérature permet d’aborder une certaine ambivalence de l’expérience humaine que le langage juridique ne peut pas saisir en réduisant la complexité du traumatisme à des preuves, elle ne peut pourtant pas se passer complètement de lui, puisque ce dernier réinjecte de l’objectivité dans le récit, absolument nécessaire à sa portée collective. Cette perspective dialogique sera donc exploitée selon des modalités formellement distinctes chez nos deux autrices.
Alors que Neige Sinno se contente de construire discursivement la scène judiciaire en interpellant le lecteur tout au long du récit et en le forçant à adopter une position de jury, Belén López Peiró complexifie le modèle grâce à une véritable polyphonie qui inscrit directement dans le texte les différentes voix qui participeraient d’une audience réelle, ainsi que des reproductions de documents pénaux officiels. Dans le récit apparaissent ainsi, fragmentées ou intégralement reproduites, les paroles de l’avocat, des médecins, des parents, de l’agresseur et de sa famille, ainsi que des personnes extérieures au dossier mais impliquées par leur proximité sociale ou affective. Cette reconstitution polyphonique de l’appareil judiciaire et para-judiciaire permet au lecteur d’entendre ces voix qui accusent, défendent, jugent, minimisent, voire ignorent la réalité du traumatisme. Ces procédés permettent à la fois de saisir « une vérité autre, plus complexe, que l’institution n’approche que confusément, à travers le langage codifié du droit » (Baron, 2023, p. 2), tout en confirmant ce dernier comme absolument nécessaire.
En définitive, si les dispositifs narratifs diffèrent, ils répondent pourtant à une même exigence : articuler deux formes de vérité complémentaires, l’une institutionnelle, l’autre intime qui participent ensemble à une redéfinition transnationale de la scène judiciaire dans l’autobiographie.
Notes
1. Mouvement social qui naît en 2015 en Argentine à la suite de plusieurs féminicides médiatisés et qui a pour but de dénoncer l’inaction des institutions. Belén López Peiró fait partie du collectif activement.
Bibliographie
Sources primaires :
SINNO Neige, 2023, Triste tigre, Paris, P.O.L.
LÓPEZ PEIRÓ Belén, 2020 [2018], Por qué volvías cada verano, Barcelone, Editorial Las afueras.
Sources secondaires :
BARON Christine, 2023, « Tribunaux réels, tribunaux imaginaires », Fixxion. Revue critique de fixxion française contemporaine, no 26, p. 1-11. [En ligne] https://journals.openedition.org/fixxion/10700
MATHIEU-CASTELLANI Gisèle, 1996, La Scène judiciaire de l’autobiographie, Paris, Presses universitaires de France.