Depuis plus de trois siècles, les hommes ont creusé la montagne pour en extraire le sel. Ce minéral fait des mines de Bex un site de référence en matière de géologie, d’histoire humaine et de cristaux rares. Plongée sous terre sur la trace des chercheurs d’or blanc.
A l’heure où l’on jette des tonnes de sel sur les routes glacées, on oublie que ce minéral était autrefois une denrée rare et précieuse. Que plusieurs générations d’hommes ont payé de leur vie pour l’extraire des montagnes, non pas à l’autre bout du monde, mais ici, dans les Alpes vaudoises… Un trek particulier de trois heures trente permet de remonter le temps et de descendre sous terre, entre 150 et 300 m de profondeur, dans les fameuses mines de sel de Bex, qui réservent plusieurs surprises géologiques, historiques et même biologiques.
On laisse de côté les wagonnets, on ajuste le casque et la lampe frontale, et on quitte la route par un petit chemin de terre pour rejoindre l’étage intermédiaire, appelé la galerie du Coulat. Une petite porte toujours fermée à clé, à peine visible sous les feuillus, permet d’entrer dans l’autre monde. Cet infini obscur, ce labyrinthe creusé par la main des hommes à partir de 1680.
Deux guides, Nathalie Liechti Zoller et Christiane Wirtz, jouent les éclaireuses, trousse de secours et méthanomètre en poche. Mieux vaut être escorté dans ce dédale de treize kilomètres de galeries souterraines, de boyaux, tunnels et autres réservoirs de décantation. Pour Nicolas Meisser, conservateur au Musée cantonal de géologie à l’UNIL, la mine est un terrain de recherches aussi familier que captivant. Ancien guide, il y accompagnait déjà des groupes pendant ses années d’étudiant et continue de venir au moins une fois par année dans ce vallon préservé de la Gryonne, qui abrite plusieurs mines reliées entre elles.
Avant même de passer la porte, il ramasse une pierre blanche, très friable, blottie contre la racine d’un arbre. «C’est du gypse, un bon indicateur! Quand on trouve cette roche, on a de fortes chances d’avoir du sel. En fait, c’est une roche sédimentaire, formée au fond de l’océan il y a quelque 230 millions d’années. Quand l’eau de mer s’évapore, le premier minéral qui vient se déposer, c’est le gypse ou sulfate de calcium hydraté.»
Dans la galerie Blanche
Il faut tourner le dos à la lumière du jour et s’enfoncer dans le boyau. À peine un mètre de large, sol boueux et parois blanches sur lesquelles un papillon de nuit vient se heurter, hagard. «Les entomologistes adorent venir ici, il y a toute une faune cavernicole…», lance le géologue. La température y est à 18°C toute l’année et l’air chargé à 80% d’humidité fait gonfler le gypse, comme des cloques qui se décollent de la paroi, rétrécissant encore davantage le passage par endroit. On voit des plaquettes, avec les mois de taille. Décembre, janvier… «En fait, on avance à rebrousse chemin, les mineurs ont creusé de haut en bas, contrairement à la plupart des mines.» Pourquoi? Parce que la source saline, débusquée par un troupeau de chèvres il y a quelque cinq cents ans, a amené les hommes à imaginer l’existence d’un lac souterrain… et ils n’ont cessé de descendre pour le trouver. Mais il n’y a pas de lac, juste des imprégnations d’eau salée dans la roche.
Pour l’heure, la progression se poursuit entre des parois de plus en plus sombres, qui changent de composition minéralogique et prennent le nom d’anhydrite (littéralement, une roche dépourvue d’eau). Soulagement quand on peut enfin relever la tête, le boyau s’ouvrant sur une grande salle soutenue par d’énormes piliers en forme de pied. «À l’époque, on ne savait pas construire de grands réservoirs étanches, à part les tonneaux. D’où l’idée de stocker l’eau salée à l’intérieur de la mine, dans ces cavités appelées réservoirs de décantation.»
On repart dans une autre galerie, en titubant sur les planches vermoulues. De petits cristaux jaunes dégagent une odeur de soufre ou sulfure d’hydrogène, «un gaz aussi toxique que le cyanure. Mais le seuil olfactif est très bas et l’odeur se détecte bien avant les effets toxiques», rassure Nicolas Meisser en promenant sa main sur une pierre d’un noir intense, traversée de lignes blanches. «Ce sont des schistes noirs, roches d’origine marine d’il y a 190 millions d’années. Elles contiennent beaucoup de matière organique, des restes de bactéries. Et comme elles sont riches en hydrocarbures, elles exhalent du méthane, le fameux gaz de schiste.» Quant aux veines blanches, on croit apercevoir enfin du sel… Mais non, il ne s’agit que de la calcite.
Quand le sel valait de l’or
Au détour d’un couloir, une plaquette scelle une date émouvante: 1691. C’est là que deux équipes de mineurs se sont rencontrées, arrivant chacune de deux côtés différents. «C’est extraordinaire de précision, il n’y avait pas de GPS à l’époque», rappelle Nicolas Meisser. Il faut imaginer les hommes creusant la montagne au marteau et à la cisette, progressant de cinq mètres par mois et remontant les gravats sur leur dos jusqu’à la sortie. Des encavements taillés dans le mur permettaient justement de se reposer avec la hotte ou de se croiser. «C’est quand même un océan de souffrance d’avoir creusé tous ces tunnels…»
Tout ça pour du sel, ce sel que l’on jette aujourd’hui sur les routes en hiver… Il faut dire qu’à l’époque, il était aussi précieux que l’or. Comme le frigo n’existait pas, viande, beurre, fromage étaient travaillés à la salaison pour être conservés. «Le sel était un agent de conservation fondamental dans l’économie de la Suisse. Il y a trois siècles, l’approvisionnement venait un peu d’Allemagne, mais surtout de France. Et pour chaque quintal de sel, la Suisse livrait souvent des mercenaires. Or, dépendre du sel de l’étranger était un problème, comme nous aujourd’hui avec le pétrole. À n’importe quel moment, le roi de France pouvait changer le prix ou fermer le robinet.»
Dans le secret des Alpes
Plus loin, dans une salle voûtée, les parois forment de fascinants dessins, courbes et stries dans un maelström vertigineux du temps. «Ici se trouve le secret de la formation des Alpes et de l’existence du sel bellerin», lâche Nicolas Meisser en regardant au plafond. Car ici, tout se lit pour le géologue: l’océan Téthys s’engouffrant dans le grand continent qui se déchire, il y a 230 millions d’années. Le dépôt sédimentaire, le marais salant naturel avec les boues, l’eau qui s’évapore et les sels qui affleurent. Et qui resteront prisonniers sous la montagne au moment du grand soulèvement des Alpes quelque 200 millions d’années plus tard.
«C’est pour cette raison que cette roche s’appelle aussi évaporite. Elle constitue un milieu stérile avec quelques bactéries, mais pas d’ammonites, indispensables à la datation. Par contre, en dissolvant ces roches, on a trouvé des grains de pollen des plantes de l’époque, qui nous indiquent une fourchette temporelle entre 230 et 210 millions d’années. Ce qui nous donne aussi l’âge du sel de Bex!» Il faudra y penser la prochaine fois en salant la soupe… Même si celui-ci est appauvri en iode et en magnésium, il reste, d’après le géologue, de meilleure qualité que la plupart des sels marins puisque, encapsulé dans la roche, il est resté à l’abri des micropolluants anthropogènes.
Le dessaloir du Trésor
Dans le dessaloir du Trésor que l’on rejoint en quelques pas, tous les témoignages industriels ont été référencés au patrimoine vaudois. «On a renoncé à les sortir, ils sont mieux dans leur jus et ont moins de chances de se détruire.» Certains ont trois siècles, comme ces troncs de mélèze percés au centre, tuyaux primitifs appelés des saumoducs que l’on utilisait pour sortir l’eau salée. «A l’époque on n’avait pas de plastique. On amenait la saumure à l’extérieur de la mine pour l’évaporer, parfois même jusqu’à l’usine de Roche, à l’entrée de la vallée du Rhône.»
Ce sont ces mêmes saumoducs qui, entre les XVIe et XIXe siècles, amenaient l’eau jusqu’à des bâtiments de graduation, situés sur une crête exposée au vent, entre les vallons de l’Avançon et de la Gryonne. L’eau faiblement salée (2%) était déversée sur des fascines, puis s’évaporait, ne laissant qu’une eau fortement salée (25%). «C’est un moyen très écologique pour l’époque de n’utiliser que le vent pour se dispenser d’utiliser d’autres énergies. Une sorte d’installation éolienne, de marais salant vertical, qui permettait d’économiser le bois de chauffe. Il était plus facile de cuire ensuite cette eau concentrée pour en extraire le sel.»
Parmi les objets précieux de la salle des trésors, on trouve encore une vanne en bronze recouverte de cristaux verts. «La chalconatronite est un minéral issu de la rencontre entre le cuivre et le milieu salin. La première fois qu’on a trouvé ce minéral, c’était en étudiant une momie de l’Egypte ancienne à Harvard dont les objets en cuivre étaient complètement encroûtés de cristaux.»
Des cristaux de gypse uniques au monde
Le chemin se poursuit par la Chambre de la Roue, un des rares endroits éclairés de la mine. Le Puits du Jour, précieux pour l’aération et le passage du matériel, laisse entrevoir un confetti de ciel, 115 m plus haut. «Il y avait une grande roue à aubes, que certains considéraient comme la huitième merveille du monde, et qui permettait de pomper l’eau salée des puits inférieurs.» Dans un passage voûté, à nouveau les temps géologique et humain se côtoient: les traces régulières de la taille à la main, les coups de massette, le travail de l’homme au XVIIe siècle, et les stries ondulées de la Terre lors de la formation des Alpes, 30 millions d’années plus tôt.
L’envie est grande de passer par la galerie des cristaux de sélénite… mais celle-ci est fermée à cause de son taux élevé de méthane, le fameux grisou, gaz invisible et inodore qui s’accumule au plafond et peut provoquer asphyxie ou explosion. C’est en effet dans cette galerie particulière, site de référence mondiale, qu’ont été trouvés des cristaux de gypse très recherchés (à voir au Musée de géologie au Palais de Rumine). Certains sont même «des bolides à l’échelle mondiale», sourit Nicolas Meisser. «Bien sûr, au Mexique il en existe des plus grands, jusqu’à 14 mètres! Mais ceux de Bex ont des facettes que l’on ne trouve pas ailleurs, dues à leur histoire géologique complexe. Certains contiennent même un voile à l’intérieur, et ces inclusions nous intéressent: en croissant, le cristal a emprisonné une composition liquide ou atmosphérique, des bactéries… C’est un peu l’acte de naissance des cristaux, que l’on doit parfois casser ou trouer au laser pour en lire le message.»
Un goût de savon
Un peu plus loin, on découvre soudain des bouclettes blanches, qui moutonnent d’une roche. Un gisement de sel, enfin? Mais non, pas encore. Il s’agit là de thermonatrite, du carbonate de sodium, que l’on retrouve dans les détergents et les poudres à vaisselle. «On pense que ce gisement a été isolé du reste de la mer. Des sels continentaux se forment alors, comme le natron ou le bicarbonate de sodium, que l’on ne trouve que dans des mers intérieures, comme le Grand Lac Salé ou les lacs du plateau du Tibet. On ne les voit pas dans la roche, seulement quand ils forment des efflorescences. Ça reste un mystère.»
On sent l’air siffler dans les galeries.Il faut attaquer la descente par le grand escalier: 734 marches! Un escalier taillé à genou, à la descente, pour une progression de deux mètres par mois. Un travail de titan, commencé en 1724, qui fait remonter les images de Germinal. Nicolas Meisser corrige aussitôt: «Ce n’est pas du tout le même esprit. Le Pays de Vaud était alors sous autorité bernoise et était marqué par l’influence germanique. Dans bien des régions allemandes, le mineur avait le droit de porter uniforme et arme, c’était un métier reconnu, bien rémunéré.» La descente est vertigineuse sur les petites marches inégales, à peine scandées par des reposoirs.
Mini-désert d’Atacama
Au-dessus des têtes, soudain, l’anhydrite se fait rose, «signe qu’il y a un peu de radioactivité». De quoi presser le pas avant de passer devant des cristaux jaunes, très rares. «C’est un mini-désert d’Atacama. Les conditions chimiques et physiques font que ces cristaux de sidéronatrite poussent ici comme à l’autre bout du monde, où il a été découvert pour la première fois», explique Nicolas Meisser. Cet emplacement est par ailleurs un géotope, qui concentre sur quelques mètres carrés des cristaux que l’on ne trouve nulle part ailleurs. «À Bex, cinq minéraux sont nouveaux à l’échelle mondiale et nous posent de gros problèmes de description. On n’a pas encore toutes les technologies pour arriver à les homologuer.» Arrivés au bas des marches, on aperçoit enfin des veines de sel. Et l’eau salée, la saumure qui jaillit de la roche à gros bouillons sous la pression des forages. Une éprouvette permet d’en mesurer la densité: 360 grammes de sel par litre. Avec la chaleur de l’espace confiné, le sel cristallise sur la paroi et forme de longues stalactites blanches. On entend plus loin un grondement sur les rails: le train des mineurs, ceux du XXIe siècle, qui roule dans les profondeurs. Trois à six ouvriers travaillent encore de 6h à 15h et sortent 100 tonnes de «sel des Alpes» par jour, soit 35000 tonnes par année. Depuis mai 2015, les salines de Bâle Schweizerhalle et de Bex ont fusionné pour ne former qu’une seule compagnie suisse, tout en gardant les deux sites de production. «On a renoncé de plus en plus à exploiter des matières premières en Europe pour des raisons économiques, mais demain, on risque de revenir à du local. Dans la perspective de développement de circuits courts et des énergies vertes, les mines de Bex ont de beaux jours devant elles.» D’autant que le sel, comme le ciment, ne peut pas être stocké trop loin et trop longtemps de son lieu d’utilisation.
Avant de gagner la sortie, on fait encore une halte pour observer des bactéries remarquables, des archéobactéries logées dans un ancien réservoir. «Cette forme de vie ne pourrait pas être là sans le minéral gypse et réciproquement, c’est vraiment une association symbiotique.» Elles existent depuis trois milliards d’années, n’utilisent pas l’oxygène, vivent cachées dans les roches, les sources sulfureuses, les geysers. Comme il est très difficile de les cultiver en laboratoire, Nicolas Meisser est ravi de pouvoir les observer au plafond, colonies de taches jaune soufre à l’instar d’une immense boîte de pétri. «C’est une des formes de vie les plus primitives que l’on connaisse, une vie qui n’est pas liée au Soleil, mais à la chaleur terrestre.»
On embarque enfin sur le petit train pour ressortir par la mine du Bouillet. Après trois heures trente de voyage temporel dans la nuit des tréfonds, on revoit le ciel humide, la nature frémissante, les nuages, le vent qui souffle. L’air libre.
Infos pratiques
Des visites des mines de sel de Bex sont organisées toute l’année pour les groupes ou en individuel. Au programme, une présentation audiovisuelle, une expo, un trajet en train des mineurs et un parcours à pied d’une petite heure dans les galeries souterraines permettent de mieux comprendre l’origine et les techniques de production du sel. Pour les plus aventureux, un TrekkMine de 3h30 propose un parcours à travers les anciennes galeries et escaliers taillés à la main. Même si ce tour guidé n’a rien à voir avec de la spéléologie, il nécessite quand même une bonne condition physique et est déconseillé aux personnes sujettes à la claustrophobie.