Érétrie, Athènes, Olynthe ou Thèbes. Ces cités grecques, parmi d’autres, ont été envahies, incendiées et détruites par des conquérants. Malgré les souffrances vécues par leurs populations, la majorité s’en sont relevées, tandis que d’autres ont disparu. Un ouvrage récent, codirigé par un archéologue de l’UNIL, traite de ces destructions et renaissances, et en tire des parallèles avec le monde contemporain.
«Je ne citerai ni Olynthe, ni Méthone, ni Apollonie, ni trente-deux villes de Thrace détruites avec une telle fureur, qu’à leur aspect le voyageur ne pourrait affirmer qu’elles furent jamais habitées.» Tirée de la neuvième Philippique de l’orateur athénien Démosthène, cette citation relate le destin de cités du nord de la Grèce, ravagées par les armées du roi de Macédoine Philippe II vers 348 av. J.-C.
De semblables récits de destructions se retrouvent sous la plume de nombreux auteurs grecs et latins de l’Antiquité. Les sources en contiennent plus de 200 pour les périodes classique et hellénistique, soit entre 480 et 31 av. J.-C. Ancien recteur de l’UNIL et professeur honoraire, Pierre Ducrey a recensé plus de 100 sièges pour la seule Guerre du Péloponnèse qui a opposé deux ligues – l’une menée par Athènes et l’autre par Sparte – entre 431 et 404 av. J.-C.
Hier comme aujourd’hui, les civils souffrent des conflits. Ainsi, selon l’historien padouan Tite-Live, les Romains ont emmené en esclavage 150 000 habitants de l’Épire (nord-ouest de la Grèce) et détruit 70 cités, lors de la Troisième Guerre macédonienne, vers 167 av. J.-C.
Les textes ne manquent pas de récits d’événements violents. Mais comment se traduisent-ils sur le terrain archéologique? Quels ont été les impacts de ces destructions, pour les populations et les villes? Pourquoi et comment se sont-elles relevées? Ces questions, parmi bien d’autres, constituent le cœur de The Destruction of Cities in the Ancient Greek World, un ouvrage collectif édité par Sylvian Fachard, professeur à l’Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité de l’UNIL et directeur de l’École suisse d’archéologie en Grèce (ESAG), et par Edward M. Harris, professeur émérite de l’Université de Durham.
L’un des aspects centraux de cette étude réside dans son analyse sur la longue durée de trois phases dans la vie des villes attaquées, soit avant, pendant et après la guerre. De manière contre-intuitive, les données montrent que près de 90 % des cités qui ont connu un andrapodismos (une réduction en esclavage de la population) et 80 % des villes décrites comme détruites dans les sources montrent des signes de survie, de développement ou même, dans le cas d’Athènes par exemple, de fort redressement.
Une défense coûteuse mais nécessaire
Malgré ce constat optimiste, il vaut mieux ne jamais subir d’invasion. Les structures défensives que l’on observe par exemple à Érétrie, au nord d’Athènes (lire également Allez savoir! n° 70), témoignent de cette volonté. «Pour une cité grecque de l’Antiquité, il n’est pas imaginable de se passer de fortifications, relève Sylvian Fachard. Sur la longue durée, ces dernières représentent sans doute la dépense la plus importante qu’une ville puisse faire.» En effet, il ne «suffit» pas de ceinturer les localités de kilomètres de murailles, parfois épaisses de plusieurs mètres, et de les garnir de tours. Il convient également d’en prendre soin. «Aristote écrit que le propre d’une belle cité, c’est de posséder des murailles bien entretenues. Sa remarque implique que cela ne devait pas toujours être le cas», note l’archéologue.
Les enceintes protégeaient les citadins, leurs richesses privées et les objets de valeur des temples. Mais que deviennent les habitants des campagnes, qui représentent la moitié de la population? Dans le cadre de sa thèse, La défense du territoire, Sylvian Fachard a étudié en détail les fortifications rurales dispersées dans la vaste campagne liée économiquement à Érétrie, sa chôra. Il s’agit d’un territoire d’environ 1400 km2, soit un peu moins que le canton de Fribourg. «Les structures défensives s’y trouvent en nombre, qu’il s’agisse de tours isolées, de petits fortins, voire d’imposantes forteresses», constate l’archéologue, qui les a explorées.
Les conclusions de sa thèse ont bousculé des idées reçues. Les ouvrages de protection ruraux ne forment pas une ligne Maginot avant l’heure, «destinée à ralentir un ennemi ou à l’empêcher d’entrer dans le territoire. Ils protègent les terres agricoles et leurs habitants, c’est- à-dire les moyens de subsistance de la cité», explique Sylvian Fachard. Bien réparties, ces structures fournissent autant de refuges pour les populations avoisinantes, qui s’y replient avec leurs biens, et sans doute les récoltes et le bétail, en cas d’alerte. «Cette défense en profondeur livre l’une des clés de la renaissance des villes après leur destruction. Mis à l’abri, les résidents des campagnes et leurs ressources soutiennent un possible renouveau, une fois l’ennemi parti.»
Envahir, ce n’est pas tout détruire
Pendant longtemps, des murailles bien tenues demeurent dissuasives. Mais les progrès dans l’art du siège, la poliorcétique, lancent une course aux armements. Les catapultes à torsion, développées à l’époque de Philippe II et de son fils Alexandre le Grand (milieu du IVe siècle av. J.-C.), «expédient des grandes flèches ou des boulets à 200 ou 300 mètres, explique Sylvian Fachard. Leur but ne consiste pas à détruire les murs, mais à éliminer les défenseurs postés sur les remparts.» Le fait que des assaillants emportent une ville ne signifie pas la destruction complète de celle-ci. «Imaginez les moyens et le temps qu’il faut pour raser une cité de plusieurs hectares, pierre après pierre, à l’aide de pics, note le directeur de l’ESAG. De plus, comme les soldats touchent une solde, cela n’a aucun sens, économiquement parlant, de leur ordonner de passer des semaines à abattre des murs.»
Toutefois, des textes antiques, confirmés par des fouilles archéologiques, donnent quelques exemples de dévastation complète. «Rasée» vers 348 av. J.-C. par Philippe II de Macédoine, Olynthe est restée à peine l’ombre d’elle-même par la suite. «Cette destruction, ou celle de Thèbes par Alexandre le Grand en 335 av. J.-C., sont décidées pour des motifs politiques, et non stratégiques.»
D’Athènes à Mostar
Afin de frapper les esprits plus simplement, le vainqueur s’en prend aux monuments symboliques. Un chapitre de The Destruction of Cities in the Ancient Greek World détaille la manière dont Athènes a été mise à sac et partiellement incendiée par les armées du roi perse Xerxès Ier, en 480 av. J.-C. Les envahisseurs «ont ciblé l’Acropole, c’est-à-dire le cœur religieux de la cité», rappelle Sylvian Fachard. Outre des temples, ils ont mis en pièces une statue qui célébrait la victoire grecque sur les Perses dix ans plus tôt à la célèbre bataille de Marathon. Des korai (statues féminines) portent des traces de coups de hache visibles encore aujourd’hui.
La notion d’urbicide, liée aux Guerres de Yougoslavie, qualifie cette pratique. La destruction de la Bibliothèque de Sarajevo en 1992 ou celle du pont de Mostar en 1993 en sont des exemples. Le dynamitage du temple de Baalshamin, à Palmyre en 2015, en relève également. «Hier comme aujourd’hui, il s’agit de détruire un emblème, pour provoquer un impact émotionnel et blesser la mémoire des habitants», souligne l’archéologue.
L’ombre de Troie
Si les saccages de villes se retrouvent souvent dans les sources, ce n’est pas par hasard. Le récit de la Guerre de Troie, un conflit placé vers 1200 av. J.-C., circule grâce au théâtre classique, par les textes, grâce à des illustrations sur des vases, mais sans doute également par oral. Sylvian Fachard nous rappelle le talent des guslari, ces bardes yougoslaves qui, au milieu du XXe siècle encore, «étaient capables de réciter des poèmes héroïques liés au folklore pendant des heures». Plus profondément, la peur de subir une invasion, avec son cortège de viols, de prises d’esclaves, de destructions et de massacres, «marque les communautés de l’Antiquité, qui vivent d’elles-mêmes et doivent se protéger face aux menaces du monde», indique l’archéologue.
Malgré cette angoisse réelle, certains auteurs ont surenchéri dans la description de conquêtes violentes. Longtemps après les faits, Platon décrit la manière dont les Perses, en 490 av. J.-C., ont ratissé l’île d’Eubée, où se trouve Érétrie. Le philosophe parle de sageneia, ou prise au filet de pêche. Joignant leurs mains, les soldats orientaux auraient formé une chaîne humaine à travers tout le territoire pour ne laisser aucun Grec s’échapper. Quiconque a musardé à travers cette région riche en reliefs, plus étendue que le canton de Vaud, se dit que l’auteur du Banquet s’est un peu laissé emporter.
Le goût de l’hyperbole
Il ne faut pas jeter la pierre aux Anciens. «Ces auteurs relatent des faits qui sont survenus parfois longtemps avant leur naissance. Nombre d’entre eux n’ont jamais mis les pieds sur place», note Sylvian Fachard. Au fil des siècles, le récit de la conquête d’une ville devient un art en soi, au point qu’à l’époque de l’Empire romain (dès 27. av. J.-C.), le siège constitue «un exercice de rhétorique, auquel on s’entraîne».
Lucide, l’historien grec Polybe écrit ceci au sujet de ses confrères portés sur l’hyperbole, au IIe siècle avant J.-C.: «[…] ils racontent longuement des combats et des rencontres où dix fantassins ont péri et moins encore de cavaliers, et quand il s’agit de sièges, de descriptions de lieux, de tout ce qui s’y rattache, ils se donnent pour ces amplifications, faute d’idées sérieuses, une peine incroyable.» Malgré ces limites, les textes antiques demeurent indispensables aux archéologues.
Du papyrus au terrain
«Quand des textes indiquent qu’une ville a été détruite, qu’est-ce que cela signifie sur le terrain?», s’est demandé Sylvian Fachard. L’ouvrage qu’il codirige, The Destruction of Cities in the Ancient Greek World, met en parallèle les sources et les recherches archéologiques.
Les «couches de destruction», prisées des archéologues, constituent l’un des moyens de saisir les événements violents du passé. Pour le profane qui visite un chantier de fouilles, l’une de ces lignes terreuses ressemble à une strate prise «en sandwich» au milieu d’autres. Les professionnels leur accordent beaucoup d’importance, car elles fonctionnent comme les «capsules temporelles» que l’on enterre parfois sous les monuments. Ces couches contiennent des matériaux, comme de la céramique ou des cendres, déposés pendant un temps bref. Parfois, l’argile est rubéifiée, c’est-à-dire colorée en rouge par le feu d’un incendie.
Intéressantes, ces couches demeurent difficiles à interpréter. Pour prendre un exemple un peu caricatural, les traces d’un incendie, survenu à une époque pour laquelle la mention d’une invasion violente se retrouve dans un texte, pourraient faire penser que la ville a brûlé à cette occasion. Or, il peut s’agir d’un accident local survenu quelques mois plus tôt! Afin d’éviter cet écueil, «nous nous sommes concentrés sur des sites importants, fouillés depuis longtemps et par conséquent riches en données, comme Athènes, Corinthe ou Érétrie, indique Sylvian Fachard. En nous positionnant à l’échelle de la cité, nous saisissons mieux l’impact des destructions.» Les activités de déblayage des ruines par les habitants, puis de reconstruction des édifices après l’événement, effacent parfois les traces de saccages. «Il faut alors les chercher dans d’autres lieux», explique Sylvian Fachard. Les décombres peuvent avoir été jetés dans des puits, voire même transportés plus loin, ce qui complique encore la tâche des archéologues. La technique de la micromorphologie, soit l’observation au microscope de l’agencement des sédiments, propose toutefois un apport intéressant (lire l’encadré ci-dessous).
Les villes se relèvent
Comme nous l’avons vu plus haut, la majorité des cités antiques touchées par la guerre se relèvent. Pour l’expliquer, Sylvian Fachard s’appuie sur le «Facteur Phénix», théorisé par les chercheurs américains Abramo Fimo Kenneth Organski et Jacek Kugler en 1977. Leur recherche s’inscrit dans le cadre du Plan Marshall et des fortes croissances économiques constatées après la Seconde Guerre mondiale. Le temps d’une génération, malgré les traumatismes intenses vécus par les populations, les villes renaissent… sous certaines conditions. L’une d’elles réside dans la vigueur de l’économie avant l’événement.
La Grèce moderne est un exemple spectaculaire et peu connu. Le conflit mondial, une occupation brutale par les forces de l’Axe, puis la guerre civile de 1946-1949 ont engendré des ravages terribles, dont la mort d’environ 500 000 personnes. Pourtant, en quelques années, ce petit pays a remonté la pente, comblé ses pertes démographiques dès 1951 et connu pendant vingt ans un grand essor économique.
Avec prudence, Sylvian Fachard applique le cadre théorique du Facteur Phénix aux cités antiques. Les signes de reprises, même si ces dernières ont eu lieu il y a 2500 ans, demeurent visibles aux yeux des archéologues. Il peut s’agir de la construction de nouveaux bâtiments et de fortifications, de la création d’ateliers de céramique et d’émission de monnaie, d’importations, ainsi que d’échanges commerciaux survenus après la guerre. L’ouvrage The Destruction of Cities in the Ancient Greek World, auquel ont collaboré des numismates, comporte un important volet économique.
La force des institutions
Il existe d’autres marqueurs de reprise. Conquise par les Perses en 490 av. J.-C., Érétrie a été capable de fournir 1400 rameurs et 600 hoplites (des soldats d’infanterie) pour participer, respectivement, à la bataille de Salamine en 480 av. J.-C. et à celle de Platées l’année suivante.
À la même époque, Athènes se relève des ravages commis par les Perses. Une fois ces derniers défaits et hors de vue, l’homme d’État Thémistocle donne l’instruction, à tous ses citoyens, d’ériger les «longs murs» qui relient Athènes au Pirée, dans le but de rendre la cité inexpugnable à l’avenir. Il est décidé de ne pas reconstruire immédiatement les temples. «Il paraît logique de consacrer de l’argent aux fortifications et à la relance de la ville, plutôt qu’aux édifices religieux, même si cela n’a sans doute pas plu à tout le monde. Cela s’appelle du courage politique!», relève le directeur de l’ESAG.
Pour ce dernier, la solidité des institutions – à l’image du système démocratique athénien, ouvert au débat public – compte beaucoup dans la rapidité de la renaissance d’une cité, tout comme bien entendu l’endurance des populations.
En conclusion de sa leçon inaugurale, en novembre 2021, Sylvian Fachard a rappelé que lorsque les Perses prirent l’Acropole d’Athènes, l’olivier sacré d’Athéna a brûlé avec le sanctuaire. «Le lendemain du désastre, les Athéniens virent une pousse verte sortir du tronc de l’arbre calciné, annonçant la renaissance de la cité. L’histoire est pleine de douleurs et pleine de souffrances, mais l’archéologie des destructions urbaines montre que l’histoire est aussi pleine de résilience et d’espoir.»
The Destruction of Cities in the Ancient Greek World sur le site LabeLettres
L’apport de la micromorphologie
L’un des spécialistes de la micromorphologie, Panagiotis Karkanas, propose une contribution dans The Destruction of Cities in the Ancient Greek World. En très bref, il s’agit d’effectuer des prélèvements dans les couches de destruction. Les carottages, dans lesquels de la résine est injectée, sont ensuite découpés en lamelles fines, avant d’être glissés sous un microscope. Dans certains cas, ce travail peut indiquer, dans un pays méditerranéen, si une surface a été battue par des gouttes de pluie ou pas, ce qui donne une indication sur la présence d’un toit. Il est possible de reconnaître des traces de pas, de déterminer si un niveau a été compressé par des roues ou des sabots, et même de livrer des indices sur les pratiques de nettoyage des sols à l’eau et à la chaux. «Je travaille avec l’équipe de Panagiotis Karkanas à Amarynthos, près d’Érétrie, complète Sylvian Fachard. Il est impressionnant de les voir à l’œuvre, car cela fait penser à la série Les Experts.» La collaboration entre l’archéologie et les sciences de la Terre s’annonce fertile pour les deux disciplines.